Avec le succès, son caractère timide s'ouvre, évolue. L'homme s'affirme et le poids des responsabilités lui confère une densité proprement virile. Il fait étonnamment jeune et ne paraît pas ses cinquante ans, mais son regard trahit qu'il a vécu. Il insiste beaucoup sur la notion de douleur liée à celle d'inspiration. La phrase encadrée de Proust en témoigne, et aussi cette citation de Nietzsche qu'il aime à répéter : « Tout homme d'amour est un homme de douleur. » Mais il faut creuser pour découvrir chez lui cette angoisse existentielle, pour lui faire avouer : « Avant de reprendre confiance en moi et de retrouver les facultés qui me sont propres mais que l'angoisse me fait complètement oublier, il me faut du temps. »
Les apparences, elles, sont celles d'un chef d'entreprise dynamique et séduisant, qu'on sait artiste mais qui ne le trahit pas en dehors de son travail. On pourrait en revanche le soupçonner de narcissisme. C'est que sa longue silhouette vêtue de couleurs sobres est devenue, à l'instar de son logotype, comme une marque de fabrique. Le public aime ses photographies à sa table de travail, ou bien posant en smoking au bras de Catherine Deneuve, ou encore ouvrant un œil unique, l'autre étant couvert par sa main gauche qu'ornent une bague à plusieurs anneaux et une montre précieuse. À son corps peut-être défendant, Yves Saint Laurent, couturier des stars, est devenu une star à part entière.
De ces dernières années, on retient les triomphes. Et notamment le pari, audacieux mais gagné, de se lancer dans le prêt-à-porter. Mais lui n'est pas homme à oublier les échecs, témoignant à son propre égard d'une implacable lucidité. Le premier est lié à l'imprévisible : l'arrivée de Courrèges et de ses extravagances qui firent feu de paille. Le second échec est dû au contraire à son sens prophétique. Mais, dans la mode aussi, il ne faut pas avoir raison trop tôt. En 1971, il présenta la « collection 40 » où défilèrent des mannequins dignes des années noires, avec épaules carrées, manches bouffantes et semelles compensées : scandale. « Pourtant, dit Saint Laurent, ça a été un grand succès, cette mode est descendue dans la rue. »
Mais ses clientes préfèrent décidément que leur couturier favori invente le bel uniforme d'académicienne de Marguerite Yourcenar, qu'il triomphe au Lido, à New York, à Pékin, aujourd'hui à Paris, puis à Moscou et à Leningrad. Et aussi qu'il soit fait chevalier de la Légion d'honneur par François Mitterrand. Et que pense-t-il, lui, le héros de ces fêtes ? Il pense à ce laps de temps terrible, de quinze jours, de huit jours parfois, où, étreint par l'angoisse, il drapera ses tissus sur les mannequins « pour voir les tombés, repérer les plus beaux noirs, les plus beaux marine, les cachemires. » Il pense à sa prochaine collection comme Sisyphe à son rocher. Le monde est à ses pieds, et il est seul.
Pierre Ajame
Critique littéraire et cinématographique au Nouvel Observateur et au Matin de Paris, Pierre Ajame est l'auteur de plusieurs livres, consacrés notamment à l'histoire de la littérature. Ses derniers ouvrages sont la Double Vie de Salvador Dali (Ramsay) et la Laitière de Bordeaux (Éditions de la Différence).