D'ailleurs, Michel de Brunhoff agit à la vitesse d'une association d'idées. Sitôt vus les cinquante croquis, il prend rendez-vous avec Dior pour son protégé. Entre Christian Dior, homme mûr et adulé, au faîte d'une carrière qu'on osera dire sans accrocs, et le jeune Saint Laurent (il a dix-neuf ans, rappelons-le) passe aussitôt un courant d'estime, d'admiration et d'affection. « Ce furent des relations d'une qualité exceptionnelle, rapportera Yves, rares et complètes, malgré cette pudeur de part et d'autre qui, bien loin de nous séparer, nous unissait. » Et il ajoutera : « Une extraordinaire complicité s'établissait entre nous. »
La forteresse de célébrité
Engagé par Dior, Saint Laurent n'est d'abord qu'un dessinateur parmi d'autres. Pas tout à fait cependant : les modèles qu'il propose sont de plus en plus souvent réalisés. Mais enfin le grand public, lui, ne sait pas qu'un certain Yves Saint Laurent en est l'auteur. C'est Christian Dior qu'on applaudit. Jusqu'à ce jour de 1957, ce 15 novembre, où 1 on apprend qu'après la mort de Christian Dior (survenue au mois d'octobre), Yves Saint Laurent est désigné pour prendre sa succession. À vingt et un ans donc, il se retrouve responsable d'une des maisons de couture les plus célèbres du monde. « Je pénétrai, dira-t-il lucidement, dans une sorte de forteresse de célébrité qui devint le piège de ma vie. » Sans le décès de Christian Dior, il est vrai, Saint Laurent se serait peut-être dirigé vers le théâtre. Exclusivement. Le projet l'en tentait de plus en plus, et d'avoir assisté aux représentations de Pour Lucrèce de Jean Giraudoux, dans l'interprétation de la compagnie Jean-Louis Barrault, et surtout dans les décors et costumes de Cassandre (qui signera, en 1961, le fameux logotype où les lettres Y, S et L sont entrelacées) le confirma un temps dans cette vocation.
Mais le moyen de refuser la direction d'une maison aussi prestigieuse ! Le théâtre deviendra donc, pour Saint Laurent, une activité secondaire – par le temps qu'il lui consacrera, sinon en intensité. À la tête de Dior, en effet, les journées et les nuits ne sont pas assez longues pour administrer, gérer, commander, créer à la fois. Dès le 30 janvier 1958, soit deux mois et demi après sa prise de fonction, il présenta, sous son nom, sa première collection. C'est la fameuse ligne « Trapèze », qui révolutionne la haute couture. Le succès est immédiat et immense. La seconde collection de l'année, présentée fin juillet, confirme qu'une nouvelle étoile est née. Tout semble réussir au jeune prodige. En 1959, il dessine ses premiers costumes de scène pour un ballet de Roland Petit, Cyrano de Bergerac, et son amitié avec le chorégraphe et sa femme Zizi Jeanmaire ne se démentira jamais : Yves décorera et habillera au fil des années les Forains sur une musique de Henri Sauguet, plusieurs shows et revues de Zizi et des anthologies de Roland Petit, Adage et Variations sur une musique de Francis Poulenc, Notre-Dame de Paris sur celle de Maurice Jarre, le Diable amoureux adapté de Cazotte par Jean Anouilh avec une partition d'Henri Dutilleux, la Rose malade d'après Gustav Mahler et Shéhérazade d'après Ravel.
Il collaborera à bien d'autres spectacles, continuellement partagé entre le théâtre pur et le music-hall : le Mariage de Figaro, Il faut passer par les nuages de François Billetdoux, la reprise des Monstres sacrés et de l'Aigle à deux têtes de Jean Cocteau, Délicate Balance d'Edward Albee, Harold et Maud de Colin Higgins, la Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke, Cher Menteur de Jérôme Kilby adapté par Cocteau, Wings d'Arthur Kopit, et trois pièces de Marguerite Duras pour laquelle il affiche une prédilection : Des journées entières dans les arbres, l'Amante anglaise et Savannah Bay ; mais aussi des shows de Johnny Halliday, de Sylvie Vartan et d'Ingrid Caven. Comme si la rigueur du couturier trouvait un exutoire dans le panache un peu clinquant du show-biz.
Feux de la rampe et rampe de lancement. Ce météore connaîtra-t-il une trajectoire sans failles ni éclipses ? Hélas, survient 1960, l'année noire. Tout commence bien pourtant, et la collection de printemps récolte un succès comparable à ceux de 1958 et 1959. Mais celle de l'automne-hiver, traditionnellement présentée fin juillet, choque le public, et singulièrement les habituées de la maison Dior. Saint Laurent n'introduit-il pas, sans précaution oratoire mais en jouant au contraire de l'effet de surprise, le pull-over à col roulé et le blouson noir ? Il a puisé son inspiration dans une rue dont ses riches clientes ne veulent pas savoir l'existence. C'est un tollé et un désastre. Et au mois de septembre l'achève l'appel sous les drapeaux. La guerre d'Algérie fait rage et l'idée d'aller combattre sur sa terre natale bouleverse le jeune homme. Il fait une grave dépression nerveuse, qui entraîne sa réforme mais le marquera à tout jamais : il se sait désormais fragile, possible victime d'un monde où tout semblait le convier à partager la table des maîtres.