On peut se demander si le succès de Freud dans le monde des lettres et des arts n'a pas contribué à accentuer les névroses psychotiques, l'angoisse et le goût de la mort chez les peintres et les musiciens, les intellectuels et les écrivains. On peut se demander aussi si les difficultés d'une partie de l'intelligentsia juive non conformiste à s'intégrer dans le système austro-hongrois n'explique pas cet essor des analyses et le succès de la psychanalyse dans certains milieux intellectuels. C'est ce qui ressort du témoignage de Karl Popper, universitaire d'origine juive, né à Vienne en 1902, qui émigrera d'Autriche pour aller enseigner à la London School of Economies and Political Science. Or, à la différence des historiens de ces dernières années, Karl Popper rappelle dans la Quête inachevée qu'avant la Première Guerre mondiale « l'Autriche traitait assez bien les Juifs... Ils étaient traités avec toute l'équité à laquelle ils pouvaient raisonnablement s'attendre ». L'antisémitisme en Autriche, ajoute-t-il, « était l'expression d'une hostilité à l'égard de ceux que l'on considérait comme des étrangers... Il est d'ailleurs caractéristique que cette résistance, critiquable mais quasi universelle ait été partagée par de nombreuses familles d'origine juive... les partisans de l'assimilation, beaucoup de juifs orthodoxes et même les sionistes avaient honte de ceux qu'ils considéraient comme des parents pauvres ».

Il semble donc que l'on puisse nuancer fortement l'antisémitisme austro-hongrois. D'ailleurs, le cas de Herzl est symptomatique ; ce qui entraîne ce journaliste d'origine juive, mais pangermaniste et assimilationiste, à devenir sioniste, ce n'est point du tout l'antisémitisme autrichien... mais l'affaire Dreyfus.

L'Autriche-Hongrie se sent-elle au bord de l'abîme, comme le prétendent nombre d'ouvrages qui, ces derniers temps, ont développé le mythe viennois ? C'est peut-être vrai pour certains artistes, moins évident pour les écrivains. Karl Kraus dont la demolierte Literatur et sa revue Die Fackel attaquent sans ménagements ceux qu'il nomme les « décadents » de la « Jung Wien ». Hofmannstahl, lui, est obsédé par la recherche de son identité, ce que révèle son essai, la Lettre (1902) : certains mots, « âme », « esprit », « corps » lui inspirent « un malaise inexplicable ». Mais très vite Hofmannstahl se consacrera à l'écriture de livrets d'opéras. Robert Musil, au fond, est en dehors de ces mouvements, même si dans les Désarrois de l'élève Törless il est profondément marqué par les théories psychanalytiques. Musil cherche ici à rendre plausible le « syndrome de la dépersonnalisation ».

Mais la littérature viennoise souligne, en définitive, que, si à Vienne, comme partout en Europe à cette époque, la misère est souvent grande, la ville est puissante, opulente même et, si cette opulence est critiquée loin de la capitale, elle attire naturellement la province.

Puissance de la « Cacanie »

La puissance de Vienne, c'est celle de l'Empire. L'Empire ce n'est pas Sissi, qui ouvre de manière bien discutable et au fond ridicule (mais c'est très volontaire) le catalogue de Beaubourg. L'Empire, c'est François-Joseph, l'armée, l'économie, un système fédéral qui ne fonctionne pas si mal. L'Empire en 1913 n'est ni « agité » ni « disloqué » : il est certes « sur le point de se rompre » puisque la France et les États-Unis par la bouche de Clemenceau, d'Ernest Denis ou du président Wilson, voudront et obtiendront sa disparition. L'Empire, la social-démocratie austro-hongroise veut son maintien. En 1907, Victor Adler, au congrès de la IIe Internationale à Vienne, définit ainsi le parti autrichien : « la social-démocratie de l'Autriche constitue une petite Internationale dont la base tactique et le principe sont l'autonomie nationale et la confédération internationale ».

L'austromarxisme est une recherche approfondie d'un socialisme démocratique, non dogmatique, pluraliste, ce qui est naturel dans un état plurinational et développé, ce que n'était pas la Russie tsariste. Karl Renner publie État et Nation (1899). Il définit la nation comme fondée sur l'appartenance personnelle de l'individu, ce qui permettait d'envisager le maintien de la monarchie avec une plus grande autonomie culturelle. Otto Bauer, en 1907, lui, voit la nation comme « l'ensemble des hommes liés par une communauté de destin en une communauté de caractère ». Les deux théoriciens socialistes autrichiens furent violemment attaqués par Staline.