Cet immense empire « en voie de disparition » ne le sait évidemment pas en 1914. Il est vrai que le monde austro-hongrois a favorisé la vivacité de la création intellectuelle. Il faudrait souligner et sans doute réhabiliter l'art de vivre dit « Biedermeier », qui caractérise le monde germanique du xixe siècle. Le Biedermeier n'est pas aussi petit-bourgeois qu'on l'a prétendu et il a favorisé une conception intimiste de la société, qui a eu l'énorme conséquence d'accélérer le processus d'intégration de sociétés multiples autour de la monarchie des Habsbourg. Vienne, ville germanique, accueille entre 1850 et 1914 des dizaines de milliers d'immigrants venus de toutes parts, catholiques, protestants ou juifs, Allemands, Magyars, Slaves du Nord (Tchèques de Bohême ou Slovaques) et du Sud, (Slovènes et Croates). C'est dans ce creuset de populations, qui toutes se reconnaissent dans l'Empereur et l'Empire comme dans une même vision judéo-chrétienne de l'homme et de la société, que va se développer ce que l'on appelle l'esprit viennois, mélange de conformisme, de respect de tradition et de contestation du monde.

L'esprit viennois c'est bien sûr la musique, le théâtre, qui, à l'époque, a l'avantage de disposer de scènes fort nombreuses, mais c'est aussi la bureaucratie archaïque et vénale contre laquelle se dressent des économistes réformistes (comme Joseph Schumpeter, Ludwig von Mises ou même Hayek), théoriciens du droit ou les austro-marxistes (comme Victor Adler, chez qui les idées socialistes n'excluent pas l'antisémitisme). L'esprit viennois s'exprime aussi dans les cafés, véritables institutions culturelles où les gens de tous milieux se rencontrent pour lire ou discuter et où se retrouvent quotidiennement ceux qui incarnent l'esthétisme de la « jeune Vienne » – Arthur Schnitzler, Hermann Bahr, Peter Altenberg, Hugo von Hofmannsthal, Johannes Brahms, Hugo Wolf –, groupe qui s'épanouit dans les dix dernières années du siècle et qui illustrera cette notion vague que l'on a appelée l'« impressionnisme viennois ».

L'angoisse de l'abîme

L'esprit viennois ce n'est pas seulement les idées d'une minorité de jeunes intellectuels hantés par le double sentiment de la mort et de l'éphémère, se réfugiant dans le suicide ou encore dans le nihilisme. À cela tenteront de s'opposer Freud, qui cherche à guérir par la psychanalyse, ou Martin Buber, qui, athée dans sa jeunesse, étudie les doctrines hassidiques, tandis qu'un Karl Kraus, furibond, ou un Ludwig Wittgenstein, pressé de se débarrasser de son immense fortune, se retrouvent, un temps, pour « assécher le vaste bourbier des phrases » et pourfendre ceux qui ont corrompu le langage. Mais même la psychanalyse n'est pas réaction contre ce double sentiment de mort et d'éphémère, contre cette angoisse. Quelle que soit la place qu'elle occupe dans les pays réformés d'aujourd'hui, elle demeure d'abord une réflexion intellectuelle qui a contribué à l'abandon de certaines explications psychologiques simples.

Freud, fondateur de la psychanalyse, sert en quelque sorte de fil conducteur aux expositions présentées par les Autrichiens. On peut s'interroger sur son impact réel en dehors des cercles restreints d'intellectuels. On peut aussi s'interroger sur l'influence que le créateur de cette discipline sociomédicale a pu avoir effectivement. Sans doute domine-t-elle encore aujourd'hui le mouvement des sciences humaines. Mais à Vienne son influence sur le monde de la culture fut considérable et, de ce fait, Freud contribua vraisemblablement à déshumaniser et à « mécaniser » la vision contemporaine de la société.

C'est sans doute pourquoi Freud n'est pas très populaire à Vienne. Les Viennois ne l'aiment pas : on n'a donné son nom à aucune rue, seul un petit bout de square s'appelle Sigmund Freud Park.

Toute l'exposition autrichienne est partie de l'idée du « malaise dans la civilisation autrichienne », du « Moi en perdition ». Ce malaise est-il plus grand qu'ailleurs, le moi y est-il davantage en perdition ? Les minutes de la Société de psychanalyse récemment publiées laissent songeur sur les méthodes de travail des psychanalystes : on y voit se développer l'abus des discours « pas toujours scientifiques » pour réduire au silence un opposant « en révélant ses positions comme autant de symptômes névrotiques ».