Idées
Michel Serres
Le passage du nord-ouest
(Éd. de Minuit)
Des mathématiques jusqu'à la philosophie, Michel Serres travaille depuis longtemps déjà à établir onctions et transferts. Après La communication, L'interférence, La traduction, La distribution, c'est la cinquième fois qu'il propose un volume placé sous le signe du symbolique du dieu Hermès, le messager. D'emblée, il nous rappelle quelle est son ambition : « Je cherche le passage entre la science exacte et les sciences humaines. » « Mais, dit-il, le chemin n'est pas aussi simple que le laisse prévoir la classification des savoirs. Je le crois aussi malaisé que le fameux passage du nord-ouest » Une comparaison que Michel Serres, venu d'une famille de marins, n'a nullement choisie au hasard. Car il lui paraît bien à l'image de nos savoirs ce passage du nord-ouest reliant l'Atlantique au Pacifique par le Grand Nord canadien. Le brouillard, le gel, la neige, la banquise, les icebergs, le risque de rester immobilisé des semaines durant, tels sont quelques-uns ces dangers guettant le voyageur décidé à l'aventure au travers de « l'immense archipel arctique fractal, le long d'un dédale follement compliqué de golfes et chenaux, de bassins et détroits. » Malgré les difficultés et la solitude, Michel Serres a été cet explorateur commentant aussi bien Zola que la thermodynamique, Lucrèce et la géométrie, les tableaux du Carpaccio que Leibnitz. Aujourd'hui, après tant de chemins parcourus dans l'indifférence, comment ne pas lui donner raison lorsqu'il dénonce la profonde séparation entre deux cultures, avec d'un côté les « instruits incultes » — les scientifiques — et de l'autre les « cultivés ignorants » — les littéraires ? Comment ne pas suivre lorsqu'il appelle la littérature au secours de la science et inversement ? Dans ce Passage du nord-ouest, Michel Serres montre encore une fois, surtout à partir de la notion d'espace, quels échanges fructueux peuvent exister entre les deux mondes, le cas de Robert Musil lui servant de fil conducteur. On ne se souvient pas toujours en effet que l'auteur de l'Homme sans qualités était un ingénieur passionné par l'algèbre et la logique. Et Michel Serres de prévenir : « Un jour, les savants, las d'un terrain aseptisé où rien ne poussera plus, iront chercher une fécondité nouvelle sur les terres mêmes qu'ils méprisent aujourd'hui. Jusque dans les dires de bonne femme, jusque dans ce qu'ils nomment bavardage, littérature, imagination. Nous sommes, nous, littéraires ou philosophes, la réserve du savoir. Oui, la fécondité de la science à venir. » Un ouvrage comme la Nouvelle alliance de Prigogine (prix Nobel de chimie) et Stengers (Journal de l'année 1979-80) semble être là pour justifier ces propos de Michel Serres.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille plateaux
(Éd. de Minuit)
Co-signé par le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari L'anti-Œdipe fut l'un des textes de référence de l'après-68. Ce best-seller théorique a-t-il échappé aux effets de mode que ses auteurs ont eu l'occasion de dénoncer par ailleurs ? Ont-elles été comprises, des notions comme celles de « machines désirantes » ou de « schizoanalyse » ? Une chose est sûre : elle était très attendue la suite de L'anti-Œdipe, qui avait été présenté comme le premier volet d'un ensemble intitulé Capitalisme et schizophrénie. Au seuil des années 1980 voici donc Mille plateaux. Un livre étrange, déroutant, pensé, construit et écrit de façon aléatoire. Un livre aux multiples entrées, où l'éloge du nomadisme, de ces peuples qui ne se fixent pas, joue précisément à fond : on ne peut pas fixer Mille plateaux ici ou là. On ne peut que dériver à partir de ses innombrables « points de fuite » : littéraires, artistiques, politiques, linguistiques, économiques, psychanalytiques, etc. Chaque plateau, chaque thème abordé, qu'il s'agisse par exemple de la machine de guerre ou de la ritournelle, a son propre agencement d'intensité, sa tonalité. Mais tous les chapitres, apparemment si différents les uns des autres, sont reliés entre eux selon un principe dit de rhizome (par opposition à racine). L'ouvrage classique de philosophie est enraciné dans un système et se développe selon un ordre très strict. Deleuze et Guattari plaident au contraire pour l'hétérogénéité, la multiplicité ou les ruptures a-signifiantes. D'où la difficulté à rendre compte d'une démarche opérant le plus souvent par résonance musicale. Retenons au moins trois axes majeurs de cet essai, dont l'influence sera sans doute plus souterraine que celle du précédent : d'abord, et dans la continuation des travaux linguistiques de Labov sur les ghettos, une attention extrême à tous les langages minoritaires comme à tous les sons (ceux de la chanson en particulier) ; ensuite, la reprise dans le champ philosophique de concepts venus de la physique contemporaine : ainsi les trous noirs ; enfin, l'intérêt porté à la géographie, à la cartographie, à l'espace, aux paysages et aux territoires. Mais n'oublions pas de citer quelques-uns des slogans avec lesquels Deleuze et Guattari terminent leur introduction : « Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! ne semez pas, piquez ! ne soyez pas un ni multiples, soyez des multiplicités ! ne suscitez pas un Général en vous ! pas des idées justes, juste une idée (Godard). Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas de photos ni de dessins. » Joli programme...