Journal de l'année Édition 1981 1981Éd. 1981

Julia Kristeva
Pouvoirs de l'horreur
(Seuil)
Alain Finkielkraut
Le Juif imaginaire
(Seuil)
Deux essais très différents mais qui témoignent de la réflexion originale d'une nouvelle génération après l'Holocauste.
Julia Kristeva propose un essai sur l'abjection, aussi bien sur ce qui est considéré comme impur que sur l'antisémitisme et le crime nazi. À travers la littérature, une lecture de la Bible, la psychanalyse, elle établit des liens entre phobies et péché. Kristeva s'interroge aussi sur l'exceptionnel pouvoir de fascination exercé par l'œuvre de Céline. « Sa crudité, sortie de la catastrophe mondiale de la deuxième guerre, n'épargne dans l'ordre de l'abjection aucun univers : ni le moral ni la politique, ni le religieux ni l'esthétique, ni à plus forte raison le subjectif ou le verbal. »
Alain Finkielkraut est l'un de ces jeunes Juifs nés après-guerre, après une tragédie qu'ils n'ont pas connue. L'humiliation a laissé la place à un sentiment de fierté, l'injure est devenue une sorte d'éloge et l'appartenance à une minorité maudite est revendiquée avec orgueil. Étrange ambivalence de ce jeune Juif imaginaire, sans substance, qui cherchait toujours à être le Juif de quelqu'un et à s'affirmer sans cesse soi-même dans l'indifférence. Et puis Alain Finkielkraut a fini par prendre conscience que le judaïsme « pays où j'ai cru naître en est venu à me manquer ». D'où ce livre qui est « l'histoire d'une séparation : je m'aimais moi-même au travers de mon identité juive, j'aime aujourd'hui le judaïsme parce qu'il me vient de l'extérieur et m'apporte plus que ce que je contiens ». Le lien entretenu de façon artificielle avec un passé vécu par procuration devient dès lors travail de la mémoire. Et méditations sur l'histoire. On notera à cet égard des pages exemplaires consacrées à la dénonciation du mythe de la passivité juive face aux nazis.

Edgar Morin
La méthode 2 : La vie de la vie
(Seuil)
Pour sortir du XXe siècle
(Nathan)
Edgar Morin a toujours publié soit des textes sociologiques à chaud, dans la continuation de l'événement (Mai 68 la brèche, La rumeur d'Orléans ou le Journal de Californie), soit des ouvrages de fond auscultant en détail l'esprit du temps. La vie de la vie appartient de toute évidence au deuxième genre. Avec une patience d'encyclopédiste — bien qu'il se défende de vouloir synthétiser les savoirs : il cherche plutôt à les faire communiquer —, Edgar Morin poursuit son entreprise de « connaissance de la connaissance ». Inquiet de la spécialisation à outrance et des simplifications technocratiques, il tente, dans une démarche à caractère très didactique qui multiplie schémas et diagrammes, d'établir un nouvel humanisme non réducteur. Il nous faut pour cela, affirme-t-il, accepter le « paradigme de la complexité » et donc penser en termes de connexion et d'interaction. Telle est, en tous les cas, la manière dont il aborde dans La vie de la vie la question de la biologie, qui n'est pas seulement « une science qui nous questionne de plus en plus » mais qui devient aussi « la science en question ». Pour Edgar Morin, les impressionnantes découvertes réalisées dans le monde moléculaire n'abolissent pas les notions d'individu ou de sujet. À condition de penser l'idée de la vie par rapport à ces découvertes : impossible par exemple d'étudier le problème de l'inné et de l'acquis sans référence à la génétique. Impossible également d'étudier l'idée de vie sans se référer à la vie des idées. « Je me refuse à isoler nos vies de la vie, nos vies de nos idées, nos idées de leurs conséquences », et Edgar Morin de conclure ainsi, dans un style récursif qui lui est cher : « J'ai tenté de penser la pensée de la vie en même temps que de penser la pensée par la vie : j'ai tenté de penser le problème de la vie avec l'espoir que la pensée de la vie puisse éclairer la pensée sur l'âme et la pensée tout court. » C'est toujours le même type de raisonnement — pour regarder le monde il faut nous regarder nous-mêmes regardant le monde — que l'on retrouve dans Pour sortir du XXe siècle. Mais la réflexion d'Edgar Morin se fait ici beaucoup plus politique. On notera en particulier une invitation aux intellectuels à quitter le trône de juge, à « penser enfin la complexité politique et à apporter la complexité dans la politique ».