Idées
« Pas plus qu'une petite phrase ne fonde une politique, un grand livre ne suffit à créer une méthode de pensée. » Cette remarque que l'on trouvait au seuil de la première rubrique Idées du Journal de l'année 1976-77, peut-être n'est-il pas inutile de la rappeler ici. Pour souligner encore une fois la relativité de nos choix. D'autant qu'il est facile d'être abusé à l'heure où quelques considérations astucieuses, rédigées dans un style bien enlevé, tiennent souvent lieu de réflexion définitive balayant tout sur son passage. Mais, si nous n'avons nullement la prétention de pouvoir désigner sans erreur possible une grande pensée ni même un grand livre, du moins avons-nous parfois la certitude d'être en présence d'une pensée et d'un livre.
Alliance
Retenons en premier lieu La nouvelle alliance d'Ilya Prigogine — prix Nobel de chimie 1977 — et Isabelle Stengers (Gallimard). « Nouvelle alliance » par référence à ce constat de Jacques Monod examinant les découvertes de la biologie moléculaire : « l'ancienne alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard ». Or, si Prigogine et Stengers ne contestent pas cette rupture du lien que la science classique avait tissé avec le monde, tout leur propos est d'en tirer une perspective, au contraire, non tragique.
La taxinomie traditionnelle fondée sur le sacro-saint principe d'ordre a disparu, la « conviction que le microscopique est simple, régi par des lois mathématiques simples » s'est dissipée, et la notion de stabilité s'est effondrée : « Nous nous retrouverons dans un monde irréductiblement aléatoire, dans un monde où la réversibilité et le déterminisme font figure de cas particuliers, où l'irréversibilité et l'indéterminisme microscopique sont la règle. » S'appuyant sur l'histoire de la physique et insistant en particulier sur la thermodynamique, Prigogine et Stengers retracent cette évolution qui a conduit la science du « mirage de l'universel » à l'époque de Newton, vers le « complexe » à l'ère industrielle pour aboutir au « devenir » à l'époque contemporaine, avec cette « fin de l'universalité » que suppose la relativité et cette « fin de l'objet galiléen » que représente la mécanique quantique.
Et, justement, entendent-ils montrer, c'est le savoir classique avec sa volonté d'harmonie, ses découpages rationnels, son désir d'être omniscient, de tout régenter, qui a éloigné l'homme de l'univers ; alors que le savoir actuel, intégrant le flux, le foisonnement, le hasard, la différence, admettant l'irréductible autonomie de la nature, dessine l'espoir de retrouvailles au sens le plus poétique du terme : « Le savoir scientifique tiré des songes d'une révélation inspirée, c'est-à-dire surnaturelle, peut se découvrir aujourd'hui en même temps « écoute poétique » de la nature et processus naturel dans la nature, processus ouvert de production et d'invention, dans un monde ouvert et productif. »
Dans la grande tradition de l'épistémologie, La nouvelle alliance est l'une des tentatives les plus imposantes pour opérer ce difficile rapprochement entre cultures scientifiques et philosophiques que la « découverte d'objets insoupçonnés, quasars aux formidables énergies, trous noirs fascinants » a rendu d'autant plus nécessaire. Encore faudrait-il que les éléments de la confrontation soient à la disposition du public. Voilà pourquoi il faut signaler, parmi d'autres, un livre comme À la recherche du réel (Dunod), où le physicien Bernard d'Espagnat, de particule en proton, de neutron en nucléon et quarks, a effectué un utile travail d'explication envers les non-spécialistes.
Dialogue
Toujours dans cet espace ouvert par le débat philosophie-science, on a pu lire Entre le cristal et la fumée (Seuil). Le biologiste Henri Atlan y observe que les organisations cellulaires apparaissent « comme des compromis entre deux extrêmes : un ordre répétitif parfaitement symétrique, dont les cristaux sont les modèles physiques les plus classiques, et une variété infiniment complexe et imprévisible dans ses détails, comme celle des formes évanescentes de la fumée ». Tout en se défiant de l'organicisme, Atlan se demande s'il est possible de transposer systèmes de type biologique et systèmes de type humain, si l'organisation du vivant peut, par une série d'analogies, nous entraîner vers l'organisation des sociétés.