Journal de l'année Édition 1979 1979Éd. 1979

Gérard Mendel
Quand plus rien ne va de soi
(Robert Laffont)
Fondateur de la sociopsychanalyse, Gérard Mendel a rassemblé dans Quand plus rien ne va de soi l'ensemble des thèmes d'une recherche qui, malgré un ouvrage célèbre (La révolte contre le père), reste en marge des modes et n'a pas toujours eu l'écho mérité. Il est vrai que certaines de ses propositions avaient de quoi troubler les tenants d'une stricte orthodoxie, freudienne ou marxiste.
Malaise, incertitude, effondrement des grandes idéologies et des grandes théories morales ou philosophiques, nos sociétés, ne cesse-t-on d'affirmer, vont à la dérive. Gérard Mendel ne veut nullement nier cet état de fait. Au contraire, insiste-t-il, l'angoisse de l'homme contemporain est profonde et ne saurait, par exemple, être réduite, comme l'ont insinué quelques psychiatres, à des troubles d'origine biochimique. En réalité, ce qui s'écroule de façon inexorable, laissant derrière soi le vide de l'inconnu, est le modèle sur lequel se sont organisées depuis des siècles les structures sociales : le système patriarcal. Le père, compris au sens biologique, familial et sociothéologique, est précisément contesté selon ces trois modalités : refus plus ou moins marqué de l'autorité du mâle, de l'autorité paternelle et de l'autorité politico-religieuse. Et, par là même, c'est tout le tissu inconscient de notre vie qui se trouve déchiré. Pour le comprendre, il faut se reporter aux deux grandes périodes que traverse l'enfant : la première, centrée sur « le principe de plaisir », correspond à une certaine situation d'animalité et de dépendance, tandis que la seconde, centrée sur « le principe de réalité », se place sous le signe de « l'apprentissage d'une activité socialement adaptée ». Or, « dans les sociétés patriarcales typiques, c'est-à-dire presque jusqu'à nos jours », tout se passe comme si « on attribuait le contenu de la première phase aux femmes, qu'on leur faisait endosser toutes ces images à la Jérôme Bosch d'un jardin d'Eden tantôt bénéfique, tantôt maléfique, alors que l'image de marque de la seconde phase — un être responsable, raisonnable, efficace, solide et sérieux — était associée aux mâles ».
Mais, aujourd'hui, du fait de la dissolution du rôle attribué à chacun des sexes, et donc de l'absence de prééminence du père, se disloque aussi le cadre inventé naguère pour répondre sur le plan social aux deux phases de développement de l'enfant. Hypothèse dont on peut voir une confirmation dans l'étrange attitude d'une jeunesse qui n'a jamais manifesté aussi peu d'ambition pour entrer dans le monde adulte, préférant la fuite à une quelconque révolte. Cette situation est d'autant plus troublante que, pour « la première fois sans doute dans l'histoire de l'humanité, nous vivons dans des sociétés qui ne sont plus religieuses. Fin de cette invention masculine qu'était le père, fin de la religion traditionnelle : c'est beaucoup de choses nouvelles et en peu de temps, dans la vie des hommes ». Saurons-nous, s'interroge Gérard Mendel, assumer les conséquences de ces bouleversements inéluctables ? Et, du reste, en avons-nous conscience ?

Lucien Sfez
L'enfer et le paradis
(PUF)
Il y a longtemps déjà, note Lucien Sfez, que les philosophes, à commencer par Rousseau, ont critiqué le système de la représentation autour duquel s'organisent les sociétés occidentales. Et pourtant, malgré ces « rêves de sociétés de fêtes », de « spontanéité de la jouissance », ou d'« expression entière de tous pour tous », ce fameux système, dont l'usage veut qu'il soit décrit comme étant en crise, tient le coup, voire même se développe à l'instar de l'État. C'est que, par-delà toutes les contradictions, subsiste au centre des théories sociales une sorte d'invariant structurel : la politique du symbole. Politique dont la matrice est théologique, et qui découpe le monde en « bien et mal, vrai et faux, science et idéologie, Occident et Orient, prolétariat et bourgeoisie » ou, de manière encore plus prosaïque, « droite et gauche ». En somme, d'un côté l'enfer, de l'autre le paradis, opposition dont Lucien Sfez nous invite à suivre la permanence constamment renouvelée, depuis les penseurs de Port-Royal jusqu'aux autogestionnaires contemporains, en passant par Montesquieu, Ricardo ou Marx : « Piétinement de la théorie politique. Dans ce procès tournant, chaque nouveau champ théorique vient occuper la place de l'autre... Succèdent ainsi à la théologie nécessairement globale (Port-Royal), la politique morale et l'économie morale de Rousseau et Smith, la politique de la science économique (Ricardo) et des mœurs (Montesquieu), la praxis marxiste qui retourne à la vérité totale contre les divisions mais qui reste victime des coupures qu'elle dénonce, enfin la politique autogestionnaire qui prétend surmonter tous les clivages et insérer l'homme dans la totalité cosmique. Ces champs nouveaux tendent à se rendre maîtres à tour de rôle de l'ancien centre de pouvoir occupé par Dieu-Roi en corps. »
N'est-ce pas cette vision théologique du champ politique qui aujourd'hui vacille au point de susciter d'étranges parodies ? Telle est la question posée par l'auteur qui, ne s'enfermant pas dans l'interprétation exclusive des textes, tente de lire les temps présents en analysant par exemple, et de façon originale, des mouvements comme le gaullisme ou le communisme, ou l'image donnée par des hommes politiques comme François Mitterrand et Jacques Chirac.
Ouvrage exigeant et difficile, L'enfer et le paradis est le signe d'un renouvellement certain de la philosophie politique. Et sans doute est-il en ce domaine l'une des traductions théoriques les plus achevées de ce qu'on peut appeler une crise de croyance généralisée.