Idées
Parmi les ouvrages de qualité parus cette année, dix livres ont été retenus par le Journal de l'année. À des titres divers, ils témoignent de la mouvance qui anime les frontières du savoir et agite le monde des idées. Le lecteur jugera finalement de l'importance qu'il convient de leur accorder.
Maud Mannoni
La théorie comme fiction
(Le Seuil)
Marie Balmary
L'homme aux statues
(Grasset)
Étrange destinée que celle de la psychanalyse depuis quelque temps : alors que ses découvertes ont maintenant droit de cité partout, allant parfois jusqu'à susciter de redoutables effets de Vulgate, l'institution psychanalytique semble traverser une profonde crise d'identité. Ce désarroi s'est à nouveau manifesté cette année par l'entremise de deux essais, tous deux écrits, ce qui n'est pas dénué de signification, par une femme : La théorie comme fiction, de Maud Mannoni, et L'homme aux statues, de Marie Balmary.
Son intervention, Maud Mannoni l'a voulue polémique. C'est que, pense-t-elle, la psychanalyse est menacée dans son essence même. Récupéré ici par la psychiatrie ou là par la médecine, le discours psychanalytique s'enferme dans des constructions ultrasophistiquées et dans un système de « savoir figé » faisant obstacle à l'écoute de l'analysé. À l'aventure humaine et incertaine de la cure, on préfère les délices conceptuels des formalisations. Rappelant que « la psychanalyse n'est pas une science, mais une pratique », Maud Mannoni, en se référant à Freud, Groddeck, Winnicott et Lacan, voudrait que l'on en revienne à une conception libre et très « imaginaire » de la théorie. Du reste, « les analystes ont tendance à oublier qu'il a fallu à Freud le montage d'une fantaisie scientifique — sa théorie énergétique — pour expliquer l'origine et le développement des symptômes névrotiques. Freud a ainsi lui-même créé un espace, imaginé un entrelacement de forces variables en intensité et en quantité. »
L'entreprise de Marie Balmary est plus complexe puisque c'est une nouvelle interprétation des origines de la psychanalyse qu'elle propose. « Freud et la faute cachée du père » peut-on lire en sous-titre de son ouvrage. En fouillant dans l'histoire de la famille Freud, Marie Balmary a en effet rassemblé divers éléments qui, une fois juxtaposés, ne manquent pas d'être troublants. « En 1968, note-t-elle, Sajner découvre que le père de Freud n'a pas été marié deux fois, comme tout le monde y compris Freud l'assurait, mais trois. On découvre aussi que le registre des naissances à la mairie de Freidberg, où Freud est né, lui attribuait une date de naissance différente de la date jusqu'alors connue et diffusée partout. » Entre ses deux mariages officiels, Jakob Freud a donc vécu avec une femme assez mystérieuse prénommée Rébecca et, qui plus est, il s'est marié avec Amalia, la mère de Freud, alors que celle-ci était déjà enceinte. Freud a-t-il refoulé ces fautes d'un père don Juan ? N'y a-t-il pas là une clé pour comprendre la manie du fils à collectionner des statuettes comme le père collectionnait les femmes ? Et n'est-il pas étrange de constater que Freud abandonna sa première théorie de la séduction pour mettre en valeur le complexe d'Œdipe, l'année même, 1897, où mourut son père ? Mieux encore, cet abandon de la théorie de la séduction du père est annoncée dans une lettre à Fliess avec une allusion à une histoire juive ainsi formulée : « Rébecca, ôte ta robe, tu n'es plus mariée. » Toute l'enquête de Marie Balmary est donc construite pour aboutir à une interrogation sur la faute que Freud aurait vue, puis enfouie. Et faute qui donnerait un autre sens à l'histoire de la psychanalyse, se développant là où précisément la problématique œdipienne ne fonctionne plus comme un verrou incontournable : « Est-ce un hasard si la psychose, domaine dans lequel Freud n'est pas entré, attire tant de psychanalystes ? Est-ce un hasard si la psychanalyse d'enfants, domaine dans lequel Freud n'a pratiquement pas travaillé, a le succès qu'on voit ?...
Les fous et les enfants : deux domaines libres où la méthode psychanalytique a pu être utilisée sans le poids d'une théorie unique, totalisante sinon totalitaire. Or, ce que les praticiens-chercheurs ont trouvé dans ces deux champs spécifiques a de quoi subvenir la théorie freudienne et la ramener aux premières intuitions de Freud. »