Journal de l'année Édition 1976 1976Éd. 1976

Lettres

Roman

Trop de littérature ou pas assez

Sous les apparences d'une aimable anarchie, le pays du roman français est régi par une sorte de droit coutumier d'une remarquable stabilité. La régulation du système est assurée par deux collèges qui se recrutent par cooptation : l'Académie française, plus de trois siècles, et l'académie Goncourt, soixante-quinze ans.

L'autorité de ces collèges tient à la qualité des publications de leurs membres, mais aussi aux couronnes et aux médailles qu'ils distribuent aux romanciers plus jeunes et encore à l'espèce de brigue permanente qui fait que, parfois trente ou quarante ans avant le terme vraisemblable, des écrivains orientent leurs œuvres pour préparer leur candidature à l'admission dans telle ou telle compagnie. Il ne s'agit pas d'écoles littéraires, mais de style au sens large.

En dehors de ces masses, il existe quelques écrivains isolés, bien que, après la mort, en quelques mois, des trois plus grands poètes français, Saint-John Perse, La Tour du Pin et Jouve, on ne voie plus guère qu'André Malraux seul au sommet, non du Parnasse, mais de Pathmos. Et il existe de petits groupes de moindre importance, qui sont plutôt des clubs que des collèges : le club d'adoption du Femina, le club Renaudot, le club Interallié, etc.

Stabilité

Clubs qui fonctionnent souvent comme des sociétés d'admiration mutuelle et dont le prestige est à éclipses. Dans l'ensemble, ce système des honneurs et des carrières fonctionne sous le contrôle de l'opinion publique. Les maisons d'édition, les journaux jouent le rôle de groupes de pression, avec trop souvent un mépris absolu pour la qualité des œuvres, mais un souci de rentabilité ou de bonne camaraderie. L'État ne joue qu'un rôle faible : son budget culturel est très maigre, son grand Prix national des Lettres (Samuel Beckett, romancier et dramaturge, a un grand prix en 1975, et c'est très bien) n'a qu'un retentissement insignifiant, les opérations de secours du Centre national des lettres restent discrètes et sporadiques.

La politique elle-même ne joue pas un grand rôle au pays du roman, sauf au moment des grandes crises qui ouvrent des chasses aux sorcières et des lancements de propagande. La survie de l'Académie française, qui a résisté depuis trois siècles à toutes les révolutions politiques et qui a digéré depuis le romantisme presque toutes les révolutions littéraires importantes, montre bien la stabilité de droit coutumier dont nous parlions.

Or, notre année, si elle a vu naître des réformes qui entreront dans les mœurs lentement, dans la littérature plus lentement encore, n'a pas été une année de grands bouleversements, et, comme il est naturel dans ce cas, d'autant qu'il n'existe pas d'opposition littéraire ou intellectuelle, c'est la littérature des grands collèges qui l'emporte.

Premier collège

On est heureux de saluer pour commencer un écrivain académique dont la situation est paradoxale. L'un des plus longs et des plus stables succès de cette année (vingt semaines en bonne position sur les listes des livres qui se vendent le mieux) est allé à l'œuvre d'un octogénaire, d'un écrivain dont on aurait trouvé le nom dans le Journal de l'année il y a cinquante ans à la rubrique du prix Goncourt : c'est Un jour de Maurice Genevoix, et le livre est bon. La fable romanesque n'a pas beaucoup d'importance, la présence des décors naturels en a une très grande. En un jour comme les autres, un homme donne l'exemple de sa sagesse, libérale et traditionnelle, soumise à l'ordre et à l'amour de la nature et y trouvant un équilibre moral et presque religieux suffisant. La qualité du livre tient à ce qu'il donne un contenu concret à cette qualité de la vie, à cette qualité de l'homme dont on parle tout le temps pour ne rien dire. Et le succès mérite d'être signalé parce qu'il va entièrement à rebours de l'image de notre temps de violence et d'érotisme.

Les autres publications du collège académique ont été nombreuses. Henri Troyat est sans doute l'auteur dont la production est la plus régulière du point de vue du rythme et du point de vue de la lisibilité. Dans Grimbosq, se rejoignent ses deux lignes d'inspiration habituelles, la russe et la française, et se rejoignent aussi les plaisirs du roman historique et ceux du roman qui traite de problèmes d'actualité, puisqu'il s'agit de l'urbanisme à l'époque de la naissance de Saint-Pétersbourg.