Marché commun
La porte ouverte aux Anglais
L'année 1970-71 restera marquée d'une pierre blanche et d'une pierre noire dans l'histoire de la Communauté européenne : une pierre blanche parce que le Marché commun a ouvert sa porte aux Anglais, désireux de devenir des « Européens à part entière » ; une pierre noire parce que les Allemands, en décidant de laisser flotter le mark, ont porté un coup sévère à l'union économique et monétaire des Six avant même qu'elle naisse officiellement.
À Luxembourg, le 23 juin, 4 h 28 du matin, sept ministres sortent, fatigués et radieux, d'une ultime séance de travail. Maurice Schumann, président en exercice du Conseil des ministres des Six, déclare : « Aucun doute n'est maintenant possible : cette négociation se terminera par un succès total. » Geoffrey Rippon, chef de la délégation britannique, sort de son flegme pour prononcer quelques paroles historiques : « Cette journée va raccourcir le chemin qui mène l'Europe vers plus de progrès et vers une plus grande stabilité. D'immenses possibilités apparaissent au-devant de nous tous. »
Après avoir frappé trois fois à la porte de l'Europe, les Anglais vont donc en franchir officiellement le seuil le 1er janvier 1973, si le Parlement de Londres ratifie les accords conclus par le gouvernement d'Edward Heath. Celui-ci, qui a toujours été un Européen convaincu, trouve là une compensation à ses déboires de janvier 1963, lorsque, chef de la délégation britannique qui négociait avec les Six depuis 1961, il s'était vu interdire l'entrée du continent par le général de Gaulle. Une deuxième tentative, faite, en 1967, par Harold Wilson, chef d'un gouvernement travailliste, n'avait pas eu plus de succès.
Rencontre Heath-Pompidou
Cette fois, c'est fait : une rencontre solennelle, à Paris, en mai 1971, entre G. Pompidou et E. Heath, avait ouvert la voie à l'accord final. Dans une interview télévisée, le chef de l'État français devait préciser, quelques semaines plus tard, les quatre questions précises qu'il avait posées à son interlocuteur et auxquelles celui-ci lui avait donné des réponses positives : acceptez-vous d'acheter, de préférence, les produits agricoles dont vous avez besoin dans la Communauté (c'est-à-dire, tout particulièrement, en France, premier producteur agricole du Marché commun) ? La livre sterling cessera-t-elle d'être une monnaie de réserve (ce qui lui vaut quelques privilèges et beaucoup d'ennuis), pour devenir une monnaie comme toutes les autres ? La Grande-Bretagne est-elle d'accord avec la France pour considérer que, dans les institutions européennes, toutes les questions importantes doivent être réglées à l'unanimité et non pas à la majorité (cela, afin de rassurer les gaullistes, inquiets du changement de politique à l'égard de la Grande-Bretagne) ? Enfin, l'Angleterre est-elle décidée à s'amarrer au continent, c'est-à-dire à se détourner du grand large (sous-entendu, de l'Amérique et de l'ancien empire britannique) ?
Convaincre un peuple
E. Heath a répondu positivement à toutes ces questions, parce que, malgré l'opposition persistante de la majorité des Anglais, il est convaincu que son pays ne retrouvera pas le dynamisme dont il a besoin sans l'aiguillon de l'entrée dans le Marché commun. Il veut réveiller les Anglais, et la politique européenne lui parait le meilleur (et le moins coûteux) des électrochocs. En outre, il est convaincu, au fond de lui-même, qu'un jour ou l'autre les Américains ne protégeront plus le vieux continent et que celui-ci devra être assez uni et assez fort pour décourager lui-même tout agresseur éventuel. Le Premier ministre britannique constate, en lisant les statistiques, que, de 1959 à 1970, la production industrielle a doublé dans le Marché commun, alors qu'elle n'a progressé que de 42 % en Grande-Bretagne ; dans le même temps, les exportations des Six ont augmenté de 166 %, alors que celles de la Grande-Bretagne n'ont progressé que de 69 %. Or, où les Anglais peuvent-ils vendre leurs marchandises si ce n'est sur le continent ?