De plus jeunes encore ? Oui, il y a J. M. G. Le Clézio, dont le livre cette année s'intitule la Guerre et semble, comme les précédents, un long morceau détaché d'un monologue intérieur incessant : mais le morceau de cette année est riche. Il y a eu un bon Jean-Jacques Gautier, un Didier Decoin en progrès (sur un cas de vraie ou fausse sainteté), un Catherine Paysan qui est un bel hymne à la mémoire des siens, de sa courageuse roture. Et des premiers romans qu'il vaut peut-être mieux laisser reposer encore dans notre mémoire ou notre cœur, puisqu'ils ne paraissent pas s'imposer immédiatement.

Les romanciers qui jouissent des faveurs du grand public ne désertent pas, mais signalons cependant qu'Henri Troyat a donné ses soins à une excellente biographie, celle de Gogol, que Gilbert Cesbron nous a fait part de ses réflexions dans des recueils d'articles ou de pièces. Bourbon-Busset continue la publication de son journal de l'amour conjugal (Comme le diamant) et Marcel Jouhandeau celle de ses confidences diverses.

Revenant vers les grands disparus, Claude Mauriac a dit son amitié difficile avec Jean Cocteau, Pierre de Boisdeffre a lancé une vie monumentale d'André Gide, la princesse Bibesco est revenue sur ses souvenirs à propos de Proust et de l'abbé Munier. Et s'il faut finir par de bonnes nouvelles, citons celles d'un aîné, André Wurmser (le Kaléidoscope), et celles de Daniel Boulanger (Vessies et lanternes).

Incomplet sûrement, désordonné parfois, ce court palmarès suffit à indiquer une continuation, sinon une continuité, de la vie littéraire. Laissons volontairement de côté quelques petits groupes qui se réclament d'une avant-garde, mais dont on verra vite qu'ils sont du parti du mouvement comme ces choristes qui repassent vingt fois sur la scène de l'Opéra, et aussi les groupes qui se tiennent un peu en dehors de la littérature, du côté de la linguistique ou d'autres sciences : ils relèvent d'une autre chronique. Les choix ici tiennent, en somme, à l'idée sans doute naïve que la littérature continuera à être ou redeviendra une image de la vie pour nous aider à mieux vivre.

Les lettres étrangères

La tristesse des tropiques nourrit une littérature exubérante, violente et hallucinée. Si le Journal de la guerre au cochon, d'Adolfo Bioy Casares, retrouve, dans la chasse aux vieillards que pratique une jeunesse qui traque sa future et déceptive image, le goût du mystère et de la parodie cher à Borges, et si Miguel Angel Asturias ajoute, avec Le larron qui ne croyait pas au ciel, un élément coloré à sa fresque baroque de la colonisation de l'Amérique indienne par des Espagnols héritiers des Saducéens, l'épigraphe des Trois Tristes Tigres, de G. Cabrera Infante, empruntée à Lewis Carroll, place ce « méta-roman » sous la protection fantastique et langagière des artisans mythiques du verbe : Rabelais, Swift, Joyce. Cette déambulation nocturne dans La Havane de l'alcool et du jeu est un voyage au bout de l'écriture, où êtres et mots se multiplient et s'épuisent dans un incessant jeu de reflets et de miroirs, où la rhétorique débridée se moque de tout et d'elle-même.

Domaine nord-américain

La littérature américaine semble soucieuse de se conformer à l'image d'elle-même qu'elle compose patiemment, depuis plus d'une décennie, à travers deux thèmes privilégiés : celui de la recherche de l'extase — par l'exploration éblouie de son passé, comme Jack Kerouac dans Satori à Paris, ou par la fascination de l'abjection comme les héros de Last exit to Brooklyn, de Selby ; celui du drame du couple, que reprend Updike dans les nouvelles des Quatre Faces d'une histoire et que renouvelle la virtuosité de Joyce Carol Oates dans les « stratagèmes » des Gens chics. Mais le best-seller de l'année reste la sentimentale Love Story, d'Erich Segal, qui provoque des études et des débats à Rome, à Paris, dans les universités américaines, et à propos de laquelle on évoque les chefs-d'œuvre du récit psychologique, faute d'y reconnaître le banal mélodrame de la majorité larmoyante.

Domaine anglais

L'écriture romanesque anglaise avoue ses origines et ses préoccupations philosophiques avec les allégories bouffonnes et les robots enjuponnés de Lawrence Durrell, qui, dans Nunquam, se veut à la fois James Joyce et James Bond, les énigmes oniriques de Susan Sontag, qui fait du tunnel de Dernier Recours la double image de l'amour impossible et de la mort libératrice, et surtout les marionnettes sophistiquées d'Iris Murdoch, dont les Demi-Justes ne sortent du labyrinthe d'une intrigue policière que pour s'engluer dans leurs contradictions amoureuses.

Domaine tchèque

Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts, ce titre d'une des sept nouvelles qui forment le dernier recueil de Milan Kundera, Risibles Amours, traduit assez bien la tonalité de ces récits désinvoltes et désabusés. Le rythme de l'existence pour Kundera est celui de la « plaisanterie » : il donne au mécanisme qui règle les évolutions des personnages et des événements quotidiens un petit coup de pouce supplémentaire, et la farce tourne à la tragédie. Une humanité vraie, peinte à vif dans la lassitude de ses occupations et de ses divertissements journaliers, se complaît dans des situations fausses qu'un style précis et dépouillé relate avec l'objective curiosité d'un compte rendu de laboratoire. Kundera met ainsi à nu l'intimité des cœurs et l'imposture des rapports sociaux, nous laissant le soin de conclure que la vie, comme la philosophie, d'ailleurs, « pourrait bien n'être qu'une blague ».

Domaine japonais

Si la mort théâtrale de Miskima Yukio a donné à son œuvre une signification tragique et définitive, le roman japonais poursuit sa quête des structurés profondes de la personnalité humaine en se livrant à une exploration passionnée de l'étrange : c'est la coloration que revendique Yasunari Kawabata pour son roman Kyoto, où, tandis que l'ancienne capitale disparaît lentement à travers les intempéries, les ravages de l'urbanisme moderne et les tourbillons des fleurs de cerisier, deux jumelles, séparées dès leur naissance, se retrouvent comme deux violettes sur le tronc d'un érable ; c'est aussi l'atmosphère qui baigne le Plan déchiqueté de Kobo Abe, qui reprend, selon les règles du roman policier et du récit de science-fiction, le vieux thème populaire du kami-kakushi, la disparition subite, l'effacement d'un être révélant une intervention divine ou démoniaque.

Renaissances

Les deux œuvres les plus vivantes de l'année écoulée appartiennent cependant à deux morts : le Polonais Witkiewicz, qui se suicida en septembre 1939, lors de l'entrée des troupes soviétiques dans son pays ; le Russe Boulgakov, disparu en 1940. L'Inassouvissement, de Witkiewicz, publié en 1929, traduit, à travers l'apprentissage qu'un jeune aristocrate des Tatras fait de l'érotisme et de la drogue et le déferlement ubuesque des Chinois sur la Pologne, l'exigence de totalité et « l'inadaptation absolue de l'homme à la fonction de l'existence ».