Cependant, quelques jours plus tard, une nouvelle, qui passa d'abord inaperçue, aurait pu commencer à éveiller l'attention : la Bundesbank déclara, dans un communiqué, qu'elle cesserait désormais d'intervenir sur le marché des changes à terme. Quelques jours plus tard, deuxième alerte plus sérieuse : le lundi 26 avril était prévue une réunion à Hambourg des ministres des Finances des six pays de la Communauté européenne. Quelques jours avant cette réunion, les cinq ministres reçurent de leur collègue allemand, le Pr Schiller, une invitation à dîner pour le dimanche 25 avril — dîner qui devait être suivi d'une réunion de travail informelle. Au cours de cette réunion, le Pr Schiller, à la surprise de ses interlocuteurs, exposa que les banques centrales européennes étaient submergées par l'afflux de dollars en provenance du marché de l'eurodollar et que cette situation devenait à la longue intenable. La solution qu'il proposait était une solution de flexibilité en commun des six monnaies européennes. Les banques centrales des Six auraient pris la décision de ne plus intervenir sur le marché du change entre leur monnaie nationale et le dollar. Un dispositif technique, sur lequel le Pr Schiller ne s'est pas étendu, aurait permis aux six monnaies de conserver leurs interparités, c'est-à-dire de s'apprécier toutes vis-à-vis du dollar exactement dans les mêmes proportions.
La surprise fut d'autant plus grande que le danger que décrivait le Pr Schiller, à la date où il parlait, était plus le danger d'hier que celui d'aujourd'hui, puisque, encore une fois, la remontée du taux d'intérêt sur le marché de l'eurodollar avait amené un très net ralentissement de l'afflux de dollars vers l'Allemagne. Aussi, l'accueil fait à la suggestion du Pr Schiller fut-il très réservé. Chose plus grave, ces intéressantes mais étonnantes propositions, faites dans le cadre d'une réunion confidentielle, furent diffusées à la presse. Les observateurs spécialisés retinrent surtout — et l'expérience devait montrer qu'ils avaient raison — que l'Allemagne proposait une nouvelle flottaison du mark. Sans doute en proposant que cette flottaison se fasse en commun avec celle des autres monnaies des Six ; mais, après tout, si le Pr Schiller n'obtenait pas une flottaison en commun, on pouvait se demander s'il ne se déciderait pas à une expérience de flottaison pour le mark seul.
Une crise allemande
Enfin, troisième indication — celle-là décisive — : le lundi 3 mai, les cinq Instituts de conjoncture allemands publiaient un rapport commun où ils concluaient unanimement à la nécessité d'une flottaison du DM pour combattre l'inflation allemande. Comme les cinq Instituts de conjoncture allemands dépendent étroitement du gouvernement, comme, dans le passé, ils ont déjà été employés pour faire connaître au public les vues du gouvernement, il n'y avait plus aucun doute : les pouvoirs publics allemands avalent pris la décision de laisser flotter le mark. Selon un scénario proche de celui qui fut employé en septembre 1969, ils avalent déclenché eux-mêmes, par indiscrétions calculées, la panique spéculative afin de pouvoir y céder.
Après la publication du rapport des Instituts du 3 mai, le 4, la ruée des capitaux vers l'Allemagne devenait foudroyante, et le 5, la fermeture du marché des changes allemand intervenait, accompagnée par celle de quatre autres marchés de change en Europe : la Suisse, l'Autriche, les Pays-Bas et l'Espagne.
Cette crise monétaire, largement artificielle, est donc, au départ, beaucoup plus une crise du mark qu'une crise du dollar. Elle a eu pour origine la volonté des autorités allemandes — et en particulier du Pr Schiller — de freiner l'inflation par une réévaluation ou une flottaison du DM.
La thèse gouvernementale officielle était, en effet, que l'inflation qui sévit en Allemagne provient de l'extérieur, qu'il s'agit d'une inflation importée. En réalité, ce point de vue est extrêmement discutable. Pour l'économiste impartial, observant de l'extérieur, il s'agit bien plus d'une hausse des prix résultant d'une augmentation très forte des coûts, et surtout des salaires. La hausse des salaires en Allemagne a été de 14 % environ, en rythme annuel, de septembre 1969 à aujourd'hui. Mais tout se passe comme si le gouvernement allemand, pour dissimuler l'échec — de plus en plus patent — de sa politique économique, avait pris comme bouc émissaire l'inflation importée, rejetant sur l'extérieur la totalité des responsabilités de la situation économique allemande.
Changes flottants
Dans les jours qui suivirent, exactement le 10 mai, la Suisse réévalua le franc suisse de 7 %, et l'Autriche réévalua le schilling autrichien de 5 %. Quant à l'Allemagne et aux Pays-Bas, ils s'installèrent dans un régime de changes flottants où la banque centrale n'intervient plus, en principe, sur le marché des changes. Les décisions des voisins de l'Allemagne s'expliquent par la possibilité d'une réévaluation du DM. La Suisse, les Pays-Bas, l'Autriche ont appris, par expérience, qu'une réévaluation du mark leur était fatale. En effet, comme ils importent tous d'Allemagne beaucoup plus qu'ils n'exportent vers elle, toute réévaluation du DM provoque mécaniquement une aggravation de leur déficit commercial. Ces importations sont renchéries en valeur ; les exportations le sont aussi ; mais comme elles sont moins importantes, l'effet net est un déficit accru. De plus, la réévaluation du mark entraîne une augmentation des prix intérieurs, par contagion de l'augmentation du prix des produits importés d'Allemagne.
Des raisons intérieures
Ainsi, la décision allemande, les décisions diverses des voisins de l'Allemagne étaient toutes dictées par des préoccupations internes. Cependant, ces réévaluations ou ces flottaisons des monnaies européennes ébranlèrent profondément le règne du dollar. On a accusé en France, au cours des premières semaines, les Allemands d'avoir pris leur décision pour complaire aux États-Unis. Cette analyse parait tout à fait inexacte. On peut affirmer aujourd'hui que la décision allemande a été dictée entièrement par des considérations de politique intérieure. De plus, la non-cotation du dollar pendant cinq jours, ensuite les réévaluations de la Suisse et de l'Autriche et la flottaison du DM et du florin provoquèrent aux États-Unis une inquiétude considérable. On vit clairement alors que le dollar tire toute sa force de la règle fondamentale des changes fixes sous étalon-dollar, c'est-à-dire de l'obligation faite aux banques centrales de racheter à prix fixe les dollars qui leur sont offerts, et ceux-ci en quantités illimitées. Le résultat de la crise du 5 mai fut la diffusion immédiate, dans l'opinion internationale et dans l'opinion américaine, de cette notion à laquelle nul ne songeait à la veille de la réunion de Hambourg le 26 avril : les gouvernements européens sont capables de refuser de soutenir, sans limites, le cours du dollar. La spéculation qui s'est développée alors a été une spéculation sur la lassitude des gouvernements européens face à l'achat des dollars indésirés. Elle s'est portée essentiellement sur le mark, non pas parce que celui-ci est fort (c'est aujourd'hui une monnaie faible par le taux de hausse des salaires, par le taux de hausse des prix, par la faible productivité, etc.), mais parce que le gouvernement allemand avait fait savoir clairement, le premier, qu'il n'hésiterait pas à rompre les engagements fondamentaux de la règle des changes fixes.