Ce ton nouveau, qui rappelle celui des colonels péruviens, inquiète Washington. On y redoute la nationalisation de la Bolivian gulf oil company, filiale de la Gulf oil de Pittsburgh, et seule compagnie pétrolière étrangère en Bolivie. Cette nationalisation est d'ailleurs réclamée par la puissante centrale ouvrière bolivienne (COB), par la bouche de son secrétaire général Juan Lechin, ancien vice-Premier ministre du gouvernement Paz Estenssoro. Tous les syndicats, les partis politiques et les mouvements étudiants appuient cette revendication.

La nationalisation est décidée le 19 octobre, malgré les vives pressions exercées par la Gulf et l'ambassade américaine. Cette décision provoque une grande émotion à Washington. Les Boliviens affirment leur résolution de ne pas céder.

Les États-Unis hésitent un moment et, finalement, renoncent à appliquer l'amendement Hickenlooper, qui permet de suspendre totalement l'aide américaine à tout pays qui nationalise une société américaine sans lui accorder une juste compensation. Il est vrai que le gouvernement bolivien accepte le principe d'une indemnisation ; sous réserve, toutefois, d'une apuration des comptes de la Gulf.

L'arrêt de la commercialisation du pétrole, l'hémorragie brutale de devises (3 millions de dollars en une seule journée) mettent l'économie en difficulté. Pour essayer d'équilibrer le commerce extérieur, le gouvernement décide d'étendre le contrôle de l'État à toutes les mines d'étain non encore nationalisées.

Les États-Unis ne prennent aucune mesure de rétorsion spectaculaire contre ce pays au faible poids économique, mais dont l'importance symbolique est énorme en Amérique latine, depuis la mort de Che Guevara. La Gulf ne tarde pas à revenir par la porte de service : elle contrôle partiellement la société espagnole Hispanoil à laquelle les Boliviens confient la commercialisation de leur pétrole.

Coopération avec l'URSS

Pour affirmer son indépendance nationale en politique étrangère, le nouveau régime se déclare disposé à établir des relations avec tous les pays du monde, quel que soit leur régime politique. L'échange d'ambassadeurs avec l'Union soviétique est un premier pas. La coopération technique avec Moscou pourrait, en outre, mettre sur pied une industrie bolivienne de transformation de l'étain, ce qui le rendrait moins vulnérable aux pressions des groupes qui en contrôlent la circulation sur le marché international.

La politique du général Ovando se heurte à l'opposition de l'armée, demeurée fidèle aux engagements pro-américains du général Barrientos. Elle connaît un accueil mitigé dans la population. Ovando n'a jamais su se rendre très populaire, et ne parvient guère à créer un véritable courant en sa faveur. Les forces de gauche soutiennent ses initiatives anti-impérialistes, mais demeurent divisées sur l'attitude à adopter vis-à-vis du nouveau régime.

L'extrême gauche conteste son caractère révolutionnaire. La contestation étudiante, qui prend le pouvoir à l'intérieur de l'université de La Paz, exige des engagements plus précis. Les syndicats, particulièrement la puissante fédération des mineurs de l'étain, accorde son appui avec des réserves.

Au début du mois de mai 1970, les seize ministres du gouvernement démissionnent collectivement. Ovando doit réunir une nouvelle équipe. Les positions des ministres de gauche s'y trouvent renforcées. Cependant, le président reste au centre de forces divergentes et contradictoires, de gauche et de droite, militaires et civiles. Ses positions demeurent fragiles. À La Paz, encore une fois, il y a des rumeurs de coup d'État.

Régis Debray

Après le coup d'État du général Ovando, une question se pose immédiatement : Régis Debray sera-t-il libéré ? Dans une lettre qu'ils adressent ensemble au nouveau président, André Malraux, François Mauriac et Jean-Paul Sartre demandent cette libération. « Debray est un écrivain et penseur de grande valeur, un des plus doués de sa génération, écrivent-ils. Nous ne nous résignons pas à imaginer qu'il doive passer en prison les années les plus fécondes de sa vie, privant ainsi notre pays, et plus généralement ses contemporains, des fruits que son libre travail pourrait leur apporter. »