On peut se demander si l'enseignement de groupe, pris en ce qu'il peut avoir de créatif au sein d'une collectivité non dirigée, voire de formateur pour la personnalité de chaque participant qui s'y sent libre de s'affirmer à plein, n'est pas condamné à long terme. Rien jusqu'à présent ne permettrait sa réalisation par des machines ; rien ne permet non plus de penser qu'il ait perdu sa valeur et son attrait : nos facultés dans la France d'aujourd'hui en donnent la preuve.
Philosophie
Les idéalités mathématiques
L'épistémologie — branche de la philosophie qui vise à comprendre les mécanismes de la connaissance scientifique — vient de s'enrichir d'un ouvrage français que les spécialistes jugent capital : les Idéalités mathématiques, de J.-T. Desanti.
On a souvent répété que les objets dont traitent les mathématiques, tels que le nombre, les figures géométriques, les équations, les fonctions, etc., n'appartiennent pas à l'ensemble des choses que nous rencontrons dans la vie quotidienne et plus généralement dans la nature.
Voir un « nombre »
Personne n'a jamais vu un triangle comme on voit un caillou, ni aperçu le nombre un de la même manière qu'on perçoit l'arbre ou la maison. L'arbre est toujours là : on peut le toucher, l'explorer du regard, l'arracher. Mais zéro !
Que signifie alors l'existence de zéro dans le monde, pour nous qui savons que zéro n'est pas seulement rien, puisque les premiers principes de l'arithmétique commencent par poser que « zéro est un nombre » ?
Qu'est-ce qu'un nombre, et, plus généralement, qu'est-ce qu'un objet mathématique ? La réponse historique la plus fameuse à cette question consiste à dire que l'objet mathématique, qui n'est pas donné dans notre expérience de la vie et du monde, est en quelque sorte toujours déjà là.
On entend ainsi que, logiquement, sans l'idée de nombre, on ne pourrait concevoir l'opération de dénombrement, de même que c'est l'idée de triangle qui permet de reconnaître la forme triangulaire naturelle.
Cette hypothèse apparemment bizarre rend bien compte d'un certain aspect de la mathématique : son autonomie à l'égard de l'expérience courante.
De toute éternité
Mais elle conduit souvent à penser que les mathématiques constituent un univers propre où elles subsistent de toute éternité, indépendamment du fait qu'elles puissent devenir objet de connaissance. Or, cette conception multiplie les difficultés en introduisant des notions étrangères au domaine considéré.
Desanti reprend le problème, en en rectifiant d'abord la position. Il est vrai, pense-t-il, que la mathématique a un univers propre. Elle n'est « ni du Ciel ni de la Terre ». Où donc la situer ?
Mise en lumière
On ne peut répondre à cette question, selon Desanti, qu'en analysant les mathématiques d'un point de vue interne, c'est-à-dire en interrogeant les textes eux-mêmes. Or, ceux-ci se présentent comme une suite de propositions qui s'enchaînent dans un ordre particulier. Desanti explore cet ordre, le défait, pour le reconstruire selon la logique implicite qui domine le mathématicien en train d'établir ses théorèmes.
Il ne s'agit pas, du reste, de la reconstitution du travail mathématique dont nous n'avons toujours que les produits finis, mais de la mise en lumière, sur un exemple particulièrement bien choisi, de la manière singulière dont les énoncés mathématiques s'appellent les uns les autres, se rapportent les uns aux autres.
« ... qui tu es »
Un objet mathématique ne mène pas une vie isolée : il est comme une cellule dans un tissu. Mais cette image ne rend pas bien compte de son imbrication étroite dans le contexte où il subsiste, et qui permet de dire qu'en dehors de ce contexte il perd toute signification précise. Une « idéalité » consiste dans les relations qu'elle noue ; on la connaît par ses transformations, on pourrait lui demander : « Dis-moi comment tu te transformes, je te dirai qui tu es. »
« Un discours »
Qu'est-ce à dire, sinon que la mathématique est un discours dont ce qu'on appelait les « êtres » ne sont que les multiples chaînons. La question : « Qu'est-ce qu'un être mathématique ? » se modifie ; elle devient : « Comment se forme, subsiste et se transforme un discours ou, mieux, une théorie mathématique ? »