Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire
Écrivain français (Rome 1880-Paris 1918).
La vie et l'œuvre
Guillaume Apollinaire est né de la rencontre romanesque d'Angélique de Kostrowitzky, fille d'émigrés polonais, et d'un noble italien, Francesco d'Aspermont. Abandonnée par son amant (1885), Angélique de Kostrowitzky s'installe à Monaco, où le jeune Guillaume fait des études brillantes qu'il poursuit à Cannes, puis à Nice (1897).
Son enfance et son adolescence se trouvent sous l'emprise de cette mère fantasque, aristocrate déchue par le scandale, aventurière que le goût du jeu entraîne à la table de tous les casinos d'Europe. Durant l'été de l'année 1899, elle n'hésite pas à donner l'ordre à Guillaume de quitter la pension où il réside à Stavelot, sans payer la note de l'hôtelier.
En 1900, Mme de Kostrowitzky s'installe à Paris, et Guillaume est dans l'obligation de gagner sa vie. Étranger, il ne peut trouver qu'un modeste emploi dans une banque. Mais il tient surtout à se faire une place dans le monde de la littérature. Il fréquente les cercles littéraires et fait la connaissance de Jarry, de Montfort (1903) ; plus tard, Derain, Vlaminck, Picasso, pour ne citer qu'eux, seront ses amis.
Apollinaire collabore alors à des revues, dans lesquelles il publie des contes et des poèmes. Les contes seront rassemblés plus tard dans des recueils : l'Enchanteur pourrissant (1909), dont la majeure partie parut dans le Festin d'Ésope, fondé en 1902 en compagnie de Jarry ; l'Hérésiarque et Cie (1910) ; le Poète assassiné (1916). Les poèmes paraissent au fur et à mesure dans des revues comme la Plume (1903 et 1905), la Phalange (1907-1908), le Mercure de France (1909 et 1916). Ils seront réunis en 1913 sous le titre d'Alcools (poèmes écrits de 1898 à 1912, sans aucune ponctuation). Calligrammes, publié en 1918, rassemble les poèmes écrits entre 1912 et 1916. Certains de ces poèmes bénéficient d'une disposition typographique originale. Après sa mort, les poèmes inédits seront réunis par ses amis dans Il y a (1925), le Guetteur mélancolique et les Poèmes à Madeleine (1952).
Mais l'activité d'Apollinaire ne se cantonne pas à la création d'un poète enfermé dans sa tour d'ivoire à l'exemple d'un Mallarmé. Aussi bien par besoin de gagner sa vie que par goût réel, il exerce une activité purement journalistique. Il assure ainsi la revue des revues dans la Revue d'art dramatique. À partir de 1911, il s'occupera d'une chronique intitulée « la Vie anecdotique » dans le Mercure de France. Toujours impécunieux, il n'hésite pas à accorder son concours à des journaux tels que le Financier et la Culture physique (1907). À deux reprises (1901 et 1907), il rédige des romans érotiques publiés sous le manteau. Il est aussi chargé de préfacer pour la collection « les Maîtres de l'Amour » des recueils de textes libertins (1909) : il inaugure la série avec le marquis de Sade, alors très peu connu.
Ces activités multiples et variées, parfois cocasses, ne sont en aucune manière en contradiction avec sa vocation de poète. Pour Apollinaire, tout événement, si ordinaire qu'il puisse paraître, peut devenir prétexte à poésie. « Chacun de mes poèmes, dira-t-il lui-même, est la commémoration d'un moment de ma vie. » Pour ce « flâneur des deux rives », la poésie est partout. Elle est dans la rue, sur les murs de la ville. Et la modernité qui s'y affiche n'est jamais indigne du poème.
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
(Alcools, Zone).
La vie, sous toutes ses formes, le quotidien le plus banal, voire le plus grossier, sont la source et le soutien de sa poésie.
Cependant, l'amour est encore la manifestation la plus favorable à l'éclosion du poème. Apollinaire est un amoureux enthousiaste, sincère mais exigeant, irritable et jaloux, qui, par crainte d'être « mal aimé », aime mal et oblige chacune de ses « désirades » à la rupture qui le navre mais lui inspire ses plus beaux poèmes. C'est ainsi qu'après la fuite d'Annie Playden, gouvernante anglaise rencontrée en Allemagne (1901-1902) dans la famille où il était lui-même précepteur, il écrit « la Chanson du Mal-Aimé ». Cette passion ne prendra fin qu'avec Marie Laurencin, qui affermira son goût pour la peinture (1907-1912). Sa liaison avec Louise de Coligny (1914) ne durera que quelques mois, mais sera fort tumultueuse, comme en témoignent les lettres qu'il lui écrit (Poèmes à Lou, 1955 ; Lettres à Lou, 1968). Madeleine Pagès, avec qui il entretient en 1915-1916 des relations épistolaires, clôt la liste officielle de ses amours malheureuses mais fertiles en poèmes.
Durant ces dernières années, Apollinaire a cependant trouvé une nouvelle source d'inspiration : la guerre. Il est un soldat convaincu, « soldat amoureux soldat de la doulce France ». Il étonne ses amis et ses admirateurs lorsqu'il arbore fièrement son uniforme et ses décorations. Bâtard, étranger- il n'obtiendra sa naturalisation française qu'en 1916-, il semble, à voir son application de soldat, qu'il veuille acquérir enfin une situation officielle. Il s'adapte parfaitement à la vie des tranchées et croit, comme beaucoup de ses contemporains, que la guerre va « abolir le vieux monde du xixe s. ».
En 1916, il est blessé à la tempe par un éclat d'obus et subit une trépanation. De retour à Paris, il reprend ses activités littéraires. La guerre a cristallisé ses réflexions sur la poésie et l'art en général : il publie en 1917 l'Esprit nouveau et les poètes. Il applique cet esprit à son œuvre en faisant jouer, la même année, les Mamelles de Tirésias, qu'il définit comme « un drame surréaliste ». Le mot fera carrière. Apollinaire apparaît désormais comme le chef de file de la nouvelle génération qui donne un banquet en son honneur. Il collabore à des revues d'avant-garde, Nord-Sud, Sic, qui servent de terrain d'essai aux dadaïstes et aux futurs surréalistes. En mai 1918, il épouse Jacqueline Kolb, « la jolie rousse ». Mais, affaibli par sa blessure, il ne peut résister à l'épidémie de grippe espagnole : il meurt le 9 novembre.
L'art poétique d'Apollinaire
Apollinaire ne fut pas un novateur à la manière d'un Rimbaud ou d'un Lautréamont, mais avant tout un personnage, « placé au centre de son temps comme une araignée au centre de sa toile », disait Ribemont-Dessaignes. Il était à l'affût de l'inédit et se voulait le défenseur des idées nouvelles. Il les approuvait systématiquement. En lui se rencontrent deux tendances contradictoires, dont on ne sait trop laquelle aurait triomphé s'il avait vécu plus longtemps. Il est le poète nostalgique qui pleure ses amours déçues ; mais cette nostalgie se double d'un goût délibéré pour le nouveau, dont on ignore s'il est le fait d'une conviction profonde ou l'habileté d'un littérateur qui tient à être de son temps et ne veut pas prendre le risque d'avoir méconnu ce qui sera l'art de demain. C'est ainsi qu'il se fait le champion de la nouvelle peinture lorsqu'il publie en 1913 les Méditations esthétiques, premier ouvrage consacré au cubisme. La même année, il se rallie au mouvement futuriste, importé d'Italie par Marinetti. Il prend le parti de Rousseau, douanier et peintre du dimanche, découvert par Jarry. Cette attitude irrite nombre de ses contemporains, qui y voient de la mystification. Il s'agit bien davantage d'un jeu qu'Apollinaire finit par prendre au sérieux. C'est par jeu qu'il écrit une série d'articles sur la littérature féminine, au cours desquels Louise Lalanne- c'est le pseudonyme qu'il s'est choisi- critique avec beaucoup de charme et de pertinence ses illustres consœurs (Colette, en particulier). C'est par goût de l'insolite qu'il s'est lié d'amitié en 1911 avec un personnage étrange, Géry Piéret, qui le compromet dans un vol de statuettes du musée du Louvre. Jusque dans sa vie, il pratique cet esprit qu'il avait ainsi défini : « La surprise sera le grand ressort du nouveau. »
S'il lui arrive de regretter le passé ou d'être curieux de l'avenir, Apollinaire est avant tout l'homme du présent, le bon vivant aimant la bonne chère, l'amoureux à chaque fois éblouit : « Nous vous aimons ô vie et nous vous agaçons » (Calligrammes). Et ce souci, cette joie de vivre dans l'instant, est peut-être la raison pour laquelle il ne fut pas le prophète qu'il désirait être.
Il ne faut pas sonder les avenirs
Il vaut mieux vivre et jouir dans la fraîcheur des soirs.
À la fois conformiste et surprenant, soldat sérieux et Louise Lalanne ironique, Apollinaire est cependant un poète authentique. Beaucoup de ses poèmes, s'ils n'étaient perdus dans la profusion d'une production parfois facile, ou plutôt ludique, témoignent d'une prise de conscience éclairée de ce que seront le monde et la poésie du xxe s. :
Voici le temps de la magie
Il s'en revient attendez-vous
À des milliards de prodiges
Qui n'ont fait naître aucune fable
Nul les ayant imaginés.
(Calligrammes, les Collines.)
Il faut lâcher la bride à l'imagination, oublier les formes vides et les mots usés « pour laisser place à la trouvaille ».
Ô bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage
Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire.
(Calligrammes, la Victoire.)
Apollinaire se place dans la lignée d'un Rimbaud ou d'un Lautréamont, diffusant l'esprit de leur expérience solitaire. Peut-être lui a-t-il manqué l'audace nécessaire pour rompre radicalement avec le passé, auquel il était attaché parce qu'il n'en avait pas. Né de nulle part, il cherchait un lieu sûr, d'où il aurait pu se lancer à la conquête de l'« aventure ».
Mais riez riez de moi
Hommes de partout et surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisserez pas dire
Ayez pitié de moi.
(Calligrammes, la Jolie Rousse.)