L'attitude de Pékin lors du sommet de l'OMC à Cancún en septembre, et le mois suivant lors de l'Assemblée annuelle du Forum des pays de l'Asie-Pacifique (Apec) à Bangkok, trahit l'ambiguïté de la place de la Chine sur la scène internationale, où sa montée en puissance est tendue vers l'objectif presque ouvertement affiché d'égaler, voire de dépasser les États-Unis. Dans nombre de secteurs, singulièrement la haute technologie, la Chine est devenue très compétitive, au point par exemple d'éclipser les concurrents japonais et sud-coréens sur le marché de l'électronique, qu'elle devrait complètement dominer à l'horizon 2008. Premier atelier de la planète, d'où sortent des produits désormais plus soucieux de la qualité, la Chine attire plus que jamais les investisseurs. Elle talonne les États-Unis en termes d'investissements directs étrangers, dont le volume est passé de 25 milliards de dollars en 1990 à 448 milliards en 2002 (sans compter Hongkong, qui en totalise presque autant). Pourtant, la force d'attraction exercée par la Chine sur les milieux d'affaires étrangers, illustrée en novembre par le mariage du français Thomson avec le chinois TCL, s'appuie pour l'instant plus sur le bas coût de la main-d'œuvre que sur un marché encore à l'état de promesse. Les produits étrangers, même fabriqués en Chine, ne pénètrent encore que très faiblement un immense marché, brandi comme un appât par le régime de Pékin, qui préfère les réexporter, notamment vers les États-Unis, son principal partenaire commercial, absorbant le quart de ses exportations. Terre d'élection de la délocalisation, la « Chine-atelier » présente donc une vitrine capitaliste derrière laquelle la plus grande partie de sa population offre sa force de travail à bas prix, tandis que les milieux d'affaires et une classe moyenne très minoritaires quoique en expansion ont été gagnés aux mœurs consuméristes. La compétitivité des produits chinois repose sur les épaules de cette main-d'œuvre pléthorique, vivant souvent en lisière du seuil de la pauvreté, et dont les paysans fournissent les plus gros contingents. Un réservoir apparemment inépuisable de près de 800 millions de ruraux, poussés vers les villes-champignons par un exode rural continu que le marché de l'emploi n'est pas en mesure de résorber, malgré les investissements étrangers et une politique de grands travaux dont le gigantesque barrage des Trois-Gorges est le fleuron. Les efforts du gouvernement pour restructurer un secteur public en déshérence sont aussi la cause d'une hausse du nombre des chômeurs, qui approcherait les 20 %, soit bien plus que les 7 % admis par les chiffres officiels.

Loin des principes égalitaristes fondateurs, c'est bien une société à deux vitesses, avec des disparités criantes, qui se met en place en Chine, où souffle un vent de contestation sans précédent, traduisant l'émergence d'une société civile capable de s'organiser malgré l'interdiction de toute opposition politique, comme l'a montré la mobilisation syndicale dans l'usine Tiehejin de Liaoyang au printemps 2002, dont les leaders ont été jugés un an après.

Talon d'Achille du dragon chinois, cette vague naissante de contestation place le régime de Pékin devant ses contradictions. Pour l'endiguer, il devra bien se résoudre à faire davantage bénéficier la population des fruits d'une croissance qui doit tant aux capitaux étrangers ; mais comment maintenir ceux-ci et continuer à attirer les investisseurs tout en améliorant les salaires et les conditions de travail des ouvriers chinois ? Plus fondamentalement, le régime communiste devra franchir le pas qui le sépare d'un capitalisme qui n'ose encore dire son nom en passant d'une économie de production à une réelle économie de consommation et de marché, plus ouvert à la concurrence des produits étrangers. La balance commerciale chinoise en pâtira sans doute, ce qui ne déplaira d'ailleurs pas aux principaux partenaires économiques de la Chine, les États-Unis comme l'UE, dont la balance est déficitaire et qui pressent pour cela Pékin de réévaluer le yuan, arrimé au dollar pour garantir la compétitivité des produits chinois. Mais c'est peut-être dans le domaine politique que les conséquences des mutations à venir seront les plus visibles.

Les limites du système politique

Pour l'heure, le régime de Pékin utilise sa force de frappe économique en multipliant les accords commerciaux et de libre-échange, comme avec les pays de l'Asie du Sud-Est (ASEAN), tremplin régional dans sa course au leadership planétaire. C'est aussi sur l'arme économique qu'il semble miser désormais pour faire rentrer dans son giron Taïwan, dont les hommes d'affaires investissent à tour de bras sur le continent. Pour le régime de Pékin, le principe « un pays, deux systèmes », qui avait présidé à l'intégration de Hongkong, vaut aussi pour Taïwan. Mais ses tentatives de normalisation politique dans l'ex-colonie britannique, qui ont provoqué des manifestations d'une ampleur sans précédent en juillet, le contraignant à reculer tout en resserrant ses liens économiques par un accord de libre-échange, ne rassurent guère Taïwan sur les intentions de Pékin.