Pour certains, tel le Britannique John Man, auteur d'un remarquable Atlas de l'an mille, le passage du premier au deuxième millénaire devrait sa célébrité au fait que, pour la première fois, il aurait été possible de faire circuler un objet ou une information tout autour du globe. Évidemment sans que tous les intervenants de cette immense chaîne aient conscience de l'existence des nombreux intermédiaires indispensables pour effectuer ce relais. En effet, pour la première fois, presque tous les continents – sauf les îles de l'Océanie – sont potentiellement liés. En l'an mille, la seule grande barrière est celle constituée par les immenses zones océaniques. De grandes civilisations marchandes et conquérantes dépassent leurs aires propres et assurent les liaisons : l'une, la civilisation musulmane, commerce avec l'Afrique au-delà du Sahara, avec Byzance et, par la Russie, entre en contact avec les Vikings ; ces derniers essaiment pillards et marchands le long de toutes les côtes d'Europe. De presqu'île en île, ils abordent depuis l'Islande le Groenland pour débarquer sur l'archipel de Terre-Neuve avant de lancer quelque expédition sur le continent américain. Du Grand Nord canadien, à travers les étendues glacées des grands lacs et les immenses forêts, on peut imaginer un relais qui mène en Alaska puis en Asie en franchissant le détroit de Béring par la presqu'île du Kamchatka. C'est ainsi que, pour notre auteur, seront assurées des liaisons avec la Chine puis avec l'Inde et l'Insulinde. Sans oublier au niveau de l'Amérique du Nord des ramifications vers le Sud, Amérique centrale et Amérique du Sud. Ainsi, en l'an mille, le monde des hommes est presque entièrement relié, même s'il n'est pas encore lié ni a fortiori imbriqué comme aujourd'hui.

Chinois et Arabes de l'an mille

Cette réalité de civilisations involontairement mises en situation d'échange permet de mesurer ce qui fera la clé du développement historique futur : la capacité d'une civilisation à se projeter sur le monde tout entier. À l'époque, y avait-il une civilisation, un État ou un prince capable de prendre en charge un tel défi ? L'empereur de Chine peut-être, ce souverain de la dynastie des Song sous lequel la civilisation de l'empire du Milieu atteint un degré de modernisation et de puissance inégalé et où le livre est l'instrument de l'administration et du savoir. Un empire dont la marine est dotée de jonques qui naviguent jusque dans le golfe Persique. Nul doute que s'échangèrent là, avec les commerçants arabes, les mêmes produits qui passaient au nord de l'Himalaya par les chemins terrestres de la route de la soie.

Cette capacité d'expansion est-elle propre à la civilisation des califes de Bagdad ? Les Arabes vont chercher l'or, la monnaie universelle du fin fond de l'Afrique jusqu'au Caucase. Mais, divisée en plusieurs royaumes et califats, bloquée à l'ouest, la civilisation musulmane qui brille de mille et un feux célébrés dans une prose parfaite par les auteurs des Mille et Une Nuits, porte ses regards vers l'est. L'islam s'impose à l'Asie indo-gangétique par la conquête militaire, celle menée par Mahmud de Ghazna, qui introduit l'islam au Pakistan actuel et en Inde du Nord.

Parmi les centaines de foyers culturels qui parsèment la planète, on peut encore distinguer l'Empire khmer, qui s'impose à une région incluant le Cambodge, la Thaïlande et le Laos méridional actuels. C'est le début de la construction de l'immense capitale d'Angkor avec ses dizaines de temples de grès rose décorés de bas-reliefs finement sculptés. Dans cette évocation des grands centres de civilisation, il ne faudrait pas oublier les empires amérindiens. De toutes ces civilisations, nous gardons le seul souvenir des souverains. Quels pourraient être les maîtres de l'an mille ?

Le progrès culturel

Les figures marquantes de l'an mille ne se limitent pas seulement aux maîtres des armes et des consciences. Une autre puissance que celle du fracas des armes s'exprime dans ces années-là, celle de l'intelligence des arts et des sciences. Au cours du premier tiers du xie siècle, en plusieurs endroits du monde, l'humanité fait des progrès gigantesques dans le silence des travaux individuels. En Italie, le moine toscan Gui d'Arezzo, reclus dans la célèbre abbaye de Pomposa, près de Ravenne, invente l'écriture musicale et révolutionne la pédagogie alors en vigueur. En Asie centrale, à Boukhara, un jeune prodige dont le nom a été occidentalisé en Avicenne mène une carrière de philosophe et de savant curieux de toutes les sciences. Figure flamboyante de la soif de connaissance qui anime les pays musulmans, l'existence d'Avicenne est un véritable hymne à la vie terrestre et à ses petits bonheurs. De l'autre côté du monde, au Japon, naît pour la première fois sous le pinceau d'une femme, Murasaki Shikibu, le genre romanesque avec le « dit de Gengi ». Qui a dit que l'an mille n'était que peurs et paniques ?

Les grandes figures de l'an mille

En publiant en recueil, sous le titre les Héros de l'an mille, douze portraits parus initialement dans les colonnes du journal le Monde durant l'été, Jean-Pierre Langellier présente la diversité du monde telle qu'elle serait apparue à un chroniqueur plongé dans la fureur des jours et des nuits en Europe et en Asie. Parmi ces personnalités extraordinaires seuls quelques-unes partageaient la conscience de vivre un passage : le pape Sylvestre II, son ami l'empereur germanique Otton III, les rois de Hongrie et de Norvège. D'autres vivaient dans un autre temps : la romancière japonaise Murasaki Shikibu vivait dans la deuxième année de Choho, tandis que pour les musulmans – le savant arabe Avicenne et le chef de guerre arabo-andalou al-Mansur – il s'agissait de l'an 378 de l'hégire.