L'attribution, au dernier Festival de Cannes, du grand prix du jury à l'Humanité – redoublé par la palme d'or octroyée au film belge de Luc et Jean-Pierre Dardenne Rosetta – a provoqué une mini-bataille d'Hernani. Motifs invoqués le plus fréquemment : ces films difficiles auraient privé des œuvres plus accessibles, de cinéastes chevronnés comme David Lynch, Takeshi Kitano, Raul Ruiz, de toute récompense. Le jury, présidé par David Cronenberg, a fait un vote militant en attribuant, de surcroît, les prix d'interprétation féminine ex aequo à Séverine Caneele pour l'Humanité et à Émilie Dequenne pour Rosetta et le prix d'interprétation masculine à Emmanuel Schotté pour l'Humanité, ce qui faisait beaucoup pour ces outsiders, d'autant que ces acteurs étaient des débutants.

Le quotidien Libération fut le seul à défendre ce choix sans réserve en accordant d'une pan une interview à Cronenberg, où ce dernier justifiait ses partis pris, et en entamant, d'autre part, une enquête sur la notion d'acteur professionnel auprès de nombreux metteurs en scène affirmant leur droit légitime – Bresson ne travaillait-il pas le plus souvent avec des « modèles », des acteurs amateurs ? – de choisir le type d'interprète qu'ils jugent nécessaire à leur projet. Tout en reconnaissant la souveraineté du jury, le Monde, Positif et les Cahiers du cinéma regrettaient son côté volontariste, voire dogmatique pour les Cahiers, ce qui a contribué à évacuer quelques films d'excellente tenue.

Le Festival de Cannes

La palme d'or accordée à Rosetta des frères Dardenne a suscité moins de polémiques que le grand prix spécial du jury attribué à l'Humanité de Bruno Dumont. Peut-être parce que le film belge est plus direct, et colle de très près au destin d'une jeune femme qui ressemble à tant d'autres et est prête à tout pour s'insérer socialement – cela est important, c'est ce qui différencie les films des années 1990 de ceux d'il y a vingt ans où on voulait, pour s'affirmer, sortir de la norme. Ce cinéma direct, proche des êtres, se retrouve aussi dans le dernier opus de David Lynch, Une histoire vraie, où un vieillard fait plusieurs centaines de kilomètres sur une tondeuse à gazon (par manque d'argent) pour aller voir son frère malade. Démarche très inhabituelle chez ce peintre de l'étrange et des désordres psychologiques. Une histoire vraie trouve rapidement sa voie grâce à la grande maîtrise de la mise en scène chez ce cinéaste atypique.

Le Canadien Atom Egoyan demeure, avec le Voyage de Felicia , fidèle à sa veine trouble, proche du fantastique : il y dépeint sous un angle nouveau, débarrassé de toute effusion de sang, un serial killer d'autant plus inquiétant qu'il prend l'allure bonhomme de Bob Hoskins. Dans cet esprit, le prix de la mise en scène attribué à Tout sur ma mère de Pedro Almodóvar n'avait aucune valeur d'exemplarité, le cinéaste ayant réalisé des films nettement plus percutants et personnels par le passé. Le prix du jury alla à la Lettre de Manoel de Oliveira, œuvre élégante et stylée qui méritait ce prix. En revanche, le prix du scénario décerné à Moloch d'Alexandre Sokourov – qui retrace quelques jours de la vie privée d'Adolf Hitler – était déplacé, puisque c'est au niveau de la mise en scène, des nombreuses contributions techniques – sonores en particulier – que ce film est le plus brillant.

Deux grands auteurs – en dehors de Lynch et Egoyan – ont été oubliés du palmarès : le premier d'entre eux est Takeshi Kitano, cinéaste travaillant sur deux veines : la peinture des yakuzas (là où il brillait le plus jusqu'à présent) et celle de la jeunesse, qu'il arrive à traduire ici de manière pertinente. L'autre est Raul Ruiz, qui réussit l'impossible : donner, dans le Temps retrouvé, des équivalences – pas une traduction – cinématographiques au texte de Marcel Proust.

La véritable vedette de ce festival a été son palmarès. S'il est regrettable que de grands noms comme David Lynch, Atom Egoyan, Takeshi Kitano ou Raul Ruiz n'aient rien obtenu, en revanche, les questionnements – sur l'identité du cinéma aujourd'hui, sur le statut des acteurs... – qu'il a suscités et les débats qu'il a ouverts peuvent – si chacun sait prendre ses distances – être bénéfiques pour la profession.

Le cinéma national entre le marteau de la critique et l'enclume des financiers

Cette première polémique eut des effets pervers. Des cinéastes « grand public » comme Régis Wargnier ou Claude Berri ont vu leurs derniers films, respectivement Est-Ouest et la Débandade, œuvres plus qu'estimables, ne pas connaître le succès escompté. Ces cinéastes étaient-ils outrés des éloges dont ont bénéficié les œuvres de Dumont ou des frères Dardenne ? On ne le saura pas directement. Toujours est-il que Patrice Leconte, un cinéaste généralement estimé de la profession, envoie, le 13 octobre, une lettre à l'ARP (Association des auteurs-réalisateurs-producteurs), dont il est membre pour se plaindre de certains papiers dont les « auteurs s'étaient donné le mot pour tuer le cinéma français commercial, populaire, grand public ». Une erreur informatique fait parvenir la missive sur la table de nombreuses rédactions. Libération prend la balle au bond et accorde une interview à Leconte, lequel proteste contre le comportement peu déontologique de certains journalistes (ceux du Monde, des Inrockuptibles, de Télérama et de Libération) qui, prétend-il, attaquent les cinéastes d'une manière directe, frontale et « personnelle ». Sur ce, une réunion est organisée le 4 novembre au siège de l'ARP. Un texte, qui lui aussi devait rester secret jusqu'à amendement, est rédigé par les cinéastes. Il est publié le 25 novembre par Libération et le Monde. On s'aperçoit, à sa lecture, que les motifs invoqués à l'origine par Leconte – les offenses nominatives à l'encontre de certains réalisateurs – se transforment en volonté, plus ou moins explicite, d'attenter à la liberté de la critique : « Oui, précise le texte, nous sommes en droit de réclamer un pacte qui repose sur une base de bonne coexistence, de compréhension et de déontologie. Nous souhaiterions qu'aucune critique négative d'un film ne soit publiée avant le week-end qui suit la sortie en salles. »