On pourrait ranger dans cette rubrique Movi Sévaze de Bertrand Leclair qui nous assène une parole ininterrompue clamant l'impossibilité de la réinsertion pour un ex-criminel qui ne peut plus que crier contre ces « barreaux que l'on vous fiche dans la tête ». Et signaler encore une forme plus classique de roman, quoique très habilement gérée, où l'on s'enfonce dans les ténèbres de Bruxelles (référence aux disparitions d'enfant de 1996) : ces Sept démons dans la ville sont évoqués par la plume d'une experte en soufre, Françoise Mallet-Joris.

Les cruautés du cœur

L'amour fait fleurir ses fleurs idéales ou vénéneuses dès les origines du « roman » et, quelle que soit l'année, il reste au cœur de nombreuses trames romanesques mais où sont les versifications courtoises des origines ? Encore une fois ces ouvrages sont placés sous le signe du style brisé, influencé par la langue parlée ou la prenant à son compte avec ses ruptures et ses incohérences. Éventuellement ils se déconstruisent en intrigues morcelées. Le désenchantement, le conflit, voire l'aigreur, s'y côtoient volontiers. Ainsi Onze ans plus tard de Pascale Kramer est une féroce prise de conscience du désamour tandis que Lettre morte de Linda Lê est un long récit désespéré quasi hypnotique adressé à l'amant absent. L'agitation de la vie bouscule le retour de la tribu Malaussène créée par Daniel Pennac (Aux Fruits de la Passion) sans cesse blessée des éclats coupants des échecs amoureux. Remue-ménage, d'Éric Laurent, met en scène des trentenaires désenchantés. Jeanne Champion dans l'Amour à perpétuité peint un amour impossible entre une intellectuelle et un Berlinois homosexuel, et sans doute atteint du sida. Ce vieux couple de l'amour et de la mort permet des références à une splendeur littéraire disparue, celle de Rilke ou de Novalis, par exemple. Il faudrait mettre à part Petite Tribu de femmes de Jean-Pierre Otte où l'amour retrouve pour l'écrivain Jean ses vertus platoniques placé face à trois âges de la féminité, l'enfance, l'adolescence, la vieillesse, dans les fastes de la nature et aux sources du merveilleux.

Le miroir de l'histoire

Écrire sur un passé déjà lointain n'est pas nécessairement une forme d'évasion, mais c'est une manière indirecte de nous suggérer les drames d'aujourd'hui sans pour autant empiéter sur les travaux des historiens ou sur ceux des sociologues et analystes de notre monde. En nous tendant le miroir de l'histoire pour que nous nous y reconnaissions, l'auteur revient souvent aux formes plus traditionnelles du roman et à une écriture plus classique. Lorsque Michel Ragon emprunte ce détour (Un si bel espoir) pour faire vivre le drame d'un architecte visionnaire dont les idées seront pillées, sa peinture d'une époque nous donne les clefs de l'échec d'une pensée humaniste face aux appétits de l'affairisme. Le Vincent Hautteceur de Pierre Kyria qui nous conduit du Second Empire à la Commune est également une histoire d'illusions perdues, de même qu'un hommage à Balzac.

Avec Platon était malade, Claude Pujade-Renault recule beaucoup plus loin dans le temps, elle prend calame et papyrus pour dépeindre la dépression de Platon, qui n'a pas assisté à la mort de Socrate et, exilé, s'acharne à retrouver les témoins de cette exécution légendaire. Le monde disparu du ive siècle avant Jésus-Christ ressurgit à petites touches mais le point de départ, l'étude de ce sentiment de culpabilité, est résolument contemporain.

Une réussite de ce genre historique est indéniablement le Sartorius d'Édouard Glissant qui retrouve le lyrisme et l'épique quand il le faut pour célébrer les « Batoutos », mais le monde qu'il décrit demeure contradictoire en lui-même et chaotique dans toute la force de ses imprévus ».

Peindre le moi

En cette fin de siècle, l'ancienne et patiente entreprise de Montaigne de se peindre en tous ses états persiste mais elle paraît souvent colorée par la réaction du siècle suivant décrétant le moi haïssable, tant les narrateurs sont peu épris d'eux-mêmes et en butte à la vindicte du monde. Que ce soit ces héros de roman dont nous avons parlé, ou les auteurs retraçant leur propre histoire ou ceux encore décrits indirectement dans les biographies, c'est toujours la difficulté de saisir cet être sans cesse emporté et qui ne dispose que de l'écrire comme recours pour s'ancrer dans le temps. Ainsi, dans le troisième volume de sa Mythobiographie, intitulé le Recours au mythe, Claude Louis-Combet constate : « À défaut de saisir la vie, je me tenais à la phrase », et de s'interroger sur le travail de l'écrivain qui, comme le titre l'indique, brasse la fable dans l'exercice de mémoire dès qu'il prétend décrire ce moi. Cependant une passionnante biographie, celle de Jean Malaurie (Hummocks, ces blocs de glace déchiquetés que lèvent les pressions de la banquise), rejoindrait presque l'entreprise montaignienne. Il confronte sa mémoire, celle de ses trente et une rencontres avec l'univers polaire et de son amitié avec les Esquimaux, à son questionnement humble sur la nature de l'homme et sur une humanité qu'il craint de voir courir à sa perte, concluant : « J'ai très peu progressé mais je sais désormais ce que je ne sais pas. »