« Man Ray, la photographie à l'envers »
La dation Juliet Man Ray en 1994, complétée, un an plus tard, par le don de 1 500 négatifs provenant de la collection d'un ami et collaborateur de l'artiste, est venue enrichir, ces dernières années, le fonds photographique du musée national d'Art moderne de Paris. Cet ensemble unique permettait de reconsidérer l'œuvre de Man Ray, celui qui s'appelait, non sans ironie, le « fautographe ».
Pseudonyme adopté en 1913 par Emmanuel Radnitsky (1890-1976), Américain issu d'une famille d'origine russe, Man Ray est connu comme le grand « imagier » et portraitiste du groupe surréaliste. Sa rencontre avec Marcel Duchamp en 1915 le confirme dans sa recherche photographique, alors que ses peintures, qui recourent aux techniques de l'aérographe et de la vaporisation, se rapprochent de plus en plus des « peintures de précision » revendiquées par l'inventeur du ready-made. De 1915 à 1921, Man Ray et Duchamp font dialoguer leurs œuvres, à l'instar du Grand Verre que Man Ray photographie pour en faire, au moyen d'un temps d'obturation de plusieurs heures, un Élevage de poussière (1920).
Le photographe des surréalistes
Duchamp lui présente les dadaïstes et surréalistes français, le pousse à venir à Paris, où il s'installe en 1921. Man Ray y présente, sans succès commercial, ses peintures, mais se fait connaître très vite comme le photographe de la galaxie surréaliste. Pour Breton, il est « l'homme à tête de lanterne ». Le seul « Américain dada » photographie les œuvres des surréalistes pour se faire de l'argent, puis réalise les portraits de Breton, Aragon, Eluard, Desnos..., mais aussi ceux de Cocteau, Picasso, Lifar et de nombreuses figures mondaines du milieu avant-gardiste parisien. Ce gagne-pain devient rapidement un filon créatif, à l'image du fameux portrait bougé de la marquise Casati (1922). Très vite remarquée, son œuvre est diffusée dans de nombreuses revues. Sollicité par Paul Poiret puis Coco Chanel, il commence à réaliser des images de mode, qui le portent à une collaboration régulière avec les plus grands magazines glamour de l'entre-deux-guerres, comme Vanity Fair, Vogue ou, plus encore, Harper's Bazaar. Son œuvre surréaliste cohabite au cœur de cette production commerciale. Il livre de nombreux clichés pour la Révolution surréaliste puis pour le Surréalisme au service de la révolution, expérimente de nouvelles techniques (rayogrammes, solarisations, surimpressions...). Les commissaires de l'exposition « Man Ray, la photographie à l'envers » (Alain Sayag et Emmanuelle de l'Écotais) souhaitaient rendre compte de cette diversité. Organisée par le musée national d'Art moderne (Centre Georges-Pompidou) et présentée en mai-juin dans les galeries nationales du Grand Palais, l'exposition, allégée par une scénographie relativement aérienne, mariait, plutôt heureusement, la densité de la recherche technique à l'expérimentation formelle.
Un magicien de l'image
Embrassant vingt années de création photographique (1920-1940), l'exposition présente ainsi les divers champs d'expériences photographiques exploités par Man Ray durant l'entre-deux-guerres. Grâce aux nombreux négatifs, elle démonte la technique d'un « magicien de l'image » en révélant, par la présence de très nombreux tirages contacts, les secrets de réalisation des clichés, les rouages d'un travail plus zélé que ne le laissait penser la réputation de dandy désinvolte cultivée par l'artiste. Man Ray apparaît comme un virtuose de la manipulation et de la retouche, plus qu'un capteur du hasard : un travailleur de l'image, partagé entre la découverte intuitive des potentiels du matériau et l'exploitation, plus systématique, des procédés (recadrages, surimpressions, surexpositions, colorisations, inversions...). L'exposition nous laisse ainsi redécouvrir un nombre important de rayogrammes, utilisés par Man Ray dès 1922. Impressions directes de formes d'objets posés sur du papier photosensible, exposés ensuite à la lumière électrique d'une ampoule, ces rayogrammes constituent pour Man Ray un équivalent photo de l'écriture automatique chère à Breton et aux surréalistes. L'objet est livré en négatif comme une image « à l'envers ». Man Ray recourt aussi à la technique de la surimpression, telle que l'utilise, à cette même époque, le dadaïste Francis Picabia dans le champ de la peinture. Ray superpose deux motifs (soit à la prise de vue, soit au tirage) qui s'entrechoquent dans le cliché final. C'est le cas d'une photographie connue où Tristan Tzara (à qui est empruntée l'expression poétique du titre de l'exposition), assis en haut d'une échelle, est superposé au spectre d'une femme nue, animant la surface du mur de la chambre : union spectrale des corps et des esprits, collusion amoureuse et incongrue des motifs dans l'esprit surréaliste de la « rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » (Lautréamont). Man Ray donne aussi ses lettres de noblesse à une technique ancienne qu'il redécouvre à la fin des années 20 : la solarisation. Le principe, faut-il s'en étonner, fonctionne à nouveau sur l'inversion partielle des valeurs du cliché. L'exposition excessive à la lumière produit des effets d'aura qui annulent la précision de la forme, font naître un sentiment d'irréalité dans un liseré atmosphérique. Ce qui faisait auparavant défaut à la qualité du tirage (défaut connu sous le nom d'« effet Sabatier ») devient chez Man Ray le support d'un langage plus suggestif.
Dupliquer, démarquer, dénaturer le réel
Ces œuvres, les plus connues, représentent une partie décisive de l'exposition, la plus attendue, la plus fascinante aussi. On y retrouve des images fétiches et désormais légendaires de Man Ray dont la fameuse Noire et blanche – le vis-à-vis d'un visage mondain avec un masque africain, au même hiératisme – ou le Violon d'Ingres – le dos de Kiki de Montparnasse affublé de deux ouïes dessinées à l'encre. Elles émergent au sein d'une quantité beaucoup plus fourmillante de petits clichés et de planches contacts que les commissaires, dans un esprit didactique, ont choisi de présenter pour mieux rendre compte du travail effectué par l'artiste.