Ne nous leurrons pas, l'époque n'est pas propice aux manifestes artistiques, aux grands courants du type néo-réalisme ou nouvelle vague. Que ce soit en Iran, en Chine, en Russie ou ailleurs, ce sont des individualités isolées qui portent le cinéma de leur pays sur leurs épaules. Ce phénomène se retrouve dans d'autres contrées qui ne possèdent pas une grande industrie. Ainsi, Emir Kusturica, qui revient avec Chat noir, chat blanc à la comédie picaresque de ses débuts. Tandis qu'avec les Idiots Lars von Trier nous donne une œuvre dérangeante sur l'équilibre mental et social d'un groupe de personnes qui tentent d'aller jusqu'à leurs limites psychologiques. Quant à l'Autrichien Haneke, il poursuit, avec Funny Games, sa réflexion sur la violence, d'une manière que certains jugent ambiguë, mais ses films ont le mérite d'exister et de porter en eux leur critique interne. Même dans un pays hégémonique comme les États-Unis – j'allais écrire surtout dans ce pays –, où technocrates et barons du marketing propulsent sur toute la planète une culture aseptisée, il faut des hommes culturellement responsables (les cinéastes qui ont leur univers propre) pour que le cinéma ne se réduise pas à une bouillie audiovisuelle asservissante.

Le Festival de Cannes

La palme d'or accordée à Théo Angelopoulos pour l'Éternité et un jour fut amplement méritée : à travers la dernière journée d'un vieil intellectuel qui doit être hospitalisé, l'auteur fait un bilan sur sa propre existence, son œuvre et le sort de son pays dans un langage élégiaque inimitable où passé et présent se mêlent avec une maestria surprenante. Le grand prix du jury accordé à La vie est belle de Roberto Benigni provoqua une vive polémique, de nombreux critiques estimant qu'il était inconvenant de traiter du problème de la Shoah sur le mode comique. Sans que ce soit un grand film, on peut soutenir que les intentions du cinéaste sont louables : un père ment à son jeune fils sur leur devenir au sein d'un camp, créant ainsi un univers parallèle burlesque dont prisonniers et bourreaux seraient les marionnettes. Néanmoins, le grand prix du jury est totalement déplacé ici : un prix pour le scénario ou l'interprétation aurait été plus adéquat. Le grand prix du jury, accordé en principe à une œuvre difficile ou inclassable, aurait été tout à/ait pertinent s'il avait été attribué à Alekseï Guerman pour Khroustaliov, ma voiture !, film dense sur la fin du stalinisme dont les clés d'interprétation sont constamment mises en échec par le foisonnement du sens.

Le prix de la mise en scène attribuée au Général de John Boorman est partiellement justifié. Le cinéaste britannique y dépeint, dans un noir et blanc splendide, les chasses-croisés d'un bandit d'honneur irlandais actuel avec la police, les institutions, l'Église. Si le filmage est superbe et la caméra très mobile, le sujet n'est pas en soi d'une Jolie originalité. Le prix spécial du jury alla, ex aequo, à la Classe de neige de Claude Miller et à Festen du Danois Thomas Vintenberg. Vilipendée par une partie de la critique, la Classe de neige est néanmoins une analyse complexe de la fantasmatique enfantine. Quant à Festen, réalisé par un jeune disciple de Lars von Trier, c'est un remarquable pamphlet contre la sclérose d'une famille et d'un père débauché. C'est Bergman revisité par Tarantino. Le prix d'interprétation masculine attribué à Peter Mullan pour sa prestation dans My name is Joe de Ken Loach est mérité, quoique le film n'apporte rien de plus dans la filmographie de son auteur, qui demeure le cinéaste bienveillant des classes laborieuses. Le prix d'interprétation féminine attribué ex aequo à Élodie Bouchez et Natacha Régnier pour la Vie rêvée des anges de Erick Zonca s'harmonise parfaitement avec la vision juste de la jeunesse actuelle que propose ce premier long métrage.

Certes, on peut regretter que le jury, présidé par Martin Scorsese, ait oublié des œuvres comme les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien, les Idiots de Lars von Trier ou Khroustaliov, ma voiture ! d'Alekseï Guerman, mais, tel quel, il reflète néanmoins la diversité du cinéma actuel au sein d'un festival d'excellent cru.

Raphaël Bassan