Le journal du cinéma

Malgré la crise qui sévit dans divers secteurs économiques, le cinéma français et celui diffusé et, ou financé par notre pays semblent, tant au niveau de la fréquentation que de la création, miraculeusement protégés. Non seulement de multiples premiers ou seconds films hexagonaux ont vu le jour cette année, dont la Vie rêvée des anges d'Erick Zonca ou À vendre de Laëtitia Masson présentés au Festival de Cannes, mais la France a également produit ou coproduit de très nombreuses œuvres étrangères comme Inquiétude du Portugais Manoel de Oliveira, The Hole du Taïwanais Tsai Ming-liang, l'Éternité et un jour du Grec Théo Angelopoulos ou encore Khroustaliov, ma voiture ! du Russe Alekseï Guerman. Certains grands noms du 7e Art européen, voire mondial, ne pourraient mener à bien leurs travaux sans l'aide de la France. Près de cent soixante-dix millions de spectateurs se sont rendus en salle en 1998, ce qui représente une amélioration de près de 14 % par rapport à 1997, situation due en partie au fabuleux score de Titanic de James Cameron, à la fois œuvre d'auteur et film grand public. Toutefois, 1998 a plus été une année de confirmation de talents reconnus que d'innovations.

Du nouveau dans le cinéma français

En France, la plupart des jeunes cinéastes qui font parler d'eux sont issus du court métrage, comme leurs aînés de la nouvelle vague l'étaient de la critique : Laetitia Masson (À vendre). Olivier Dahan (Déjà mort), Bruno Podalydès (Dieu seul me voit), Pierre Salvadori (... Comme elle respire), Erick Zonca (la Vie rêvée des anges). Plus que jamais donc, le court métrage est soutenu : Canal +, Arte, Ciné Cinémas, Paris Première, entre autres chaînes de télévision, le diffusent régulièrement, le Festival de Clermont-Ferrand, qui lui est dévolu. a acquis une réputation internationale, et l'Agence du court métrage, qui gère les copies en dépôt et publie un magazine, Bref, entièrement consacré au genre, s'est dotée de nouveaux locaux pour mieux assumer sa fonction. S'il n'y a pas de réelle unité entre tous ces réalisateurs, qui ne forment en aucun cas une école, on sent néanmoins une volonté de dépeindre de manière directe et crue les problèmes de la génération montante. Cela va du ton doux-amer de Dieu seul me voit à la frénésie destructrice de Déjà mort ; du portrait impressionniste de deux filles d'aujourd'hui (la Vie rêvée des anges) à un récit éclaté entièrement fondé sur les multiples facettes d'une jeune femme mystérieusement disparue (À vendre). Dans ces œuvres, les problèmes affectifs ne constituent qu'un élément de l'ensemble qui recycle les questions sociales (chômage, errance, instabilité professionnelle ; goût de la transgression avec la banalisation de la drogue, et de la pornographie comme moyen de réussite sociale : à ce titre Déjà mort est exemplaire), sexuelles, identitaires...

Le traitement de la passion comme réalité en soi, qui fut une des spécialités du cinéma français de Renoir (la Chienne, 1931) à Truffaut (la Sirène du Mississippi, 1969), attire les cinéastes plus âgés comme Jeanne Labrune (Si je t'aime... prends garde à toi) ou Benoît Jacquot (l'École de la chair) qui la radiographient avec une réelle cruauté. Toutefois, le sujet a été totalement revu et repensé par Cedric Kahn – déjà remarqué en 1992 avec son premier film Bar des rails –, qui réadapte Moravia à la sensibilité d'aujourd'hui dans l'Ennui, portrait froid et terrible d'une adolescente qui a perdu tout repère pour classer et ordonner ses sentiments et ses sensations. À l'opposé de cette démarche, on trouve celle du vétéran Éric Rohmer, qui peuple son nouveau film, Conte d'automne, des questionnements de ses personnages sur les significations multiples du choix dans le domaine de la passion.

À cette production « courante » de qualité se greffe, en deçà et au-delà de ses frontières, d'une part, un cinéma de recherche, et, de l'autre, une production commerciale. Quatre démarches sont absolument inclassables, même si elles rejoignent divers courants du cinéma français : le documentaire créatif (Paris, de Raymond Depardon), la comédie musicale à la Demy (Jeanne et le garçon formidable, d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau), le journal filmé subjectif à la manière des Lettres d'amour en Somalie de Frédéric Mitterrand (Omelette, de Rémi Lange) ou le film témoignage sur les minorités (la Vie sauve d'Alain Raoust). Sous le prétexte de réaliser une fiction ayant la capitale pour cadre, Depardon interroge un grand nombre de jeunes postulantes actrices. La fiction ne se fera pas, le film – fascinant en ce qu'il serre au plus près la mentalité de la jeunesse actuelle – sera composé, justement, de ces esquisses. Jeanne et le garçon formidable tente, et réussit, le pari difficile de traiter du problème du sida, sans pathos exagéré. Le film est littéralement porté par la grande révélation féminine de cette fin de décennie, Virginie Ledoyen, une des rares actrices glamoureuses du cinéma français, qui a su voler à Vanessa Paradis la place de nouvelle star à la fois sexy et bonne comédienne que l'ex-Lolita a perdue en participant à des films médiocres depuis sa révélation dans Noce blanche de Brisseau (1989). Et ce n'est pas Une chance sur deux de Patrice Leconte – souvent mieux inspiré –, où la chanteuse sert de faire-valoir à Delon et à Belmondo, qui changera cette situation. Rémi Lange, lui, n'a pas besoin de star. Omelette est un journal filmé, à l'origine en Super 8, dans lequel il nous montre les difficultés qu'il éprouve à informer sa famille de son homosexualité. Ici aussi, un humour pince-sans-rire fortifie l'impact de l'œuvre. Quant à la Vie sauve, c'est un court film (une heure) sur le sort de deux réfugiées de l'ex-Yougoslavie en France et sur leur perception différente de la question de l'immigration. On rentre dans ce film presque comme par magie tant le cinéaste a su transcrire les événements avec une grande limpidité.

Économie et création : les institutions françaises

On ne note qu'une seule bonne surprise sur le territoire des productions commerciales : L'homme est une femme comme les autres de Jean-Jacques Zilbermann, suite d'amusantes variations sur les thèmes de la judéité et de l'homosexualité et où Antoine de Caunes s'avère bon acteur et comédien sensible. Serial Lover de James Huth, avec l'inclassable Michèle Laroque, réussit presque à nous intéresser à ses propos fantasques en mélangeant les ingrédients du café-théâtre à l'esprit du cinéma gore américain. Néanmoins, le cinéaste ne sait pas trop comment achever son film, et les accumulations et répétitions de situations rendent la fin un peu lassante. Les Couloirs du temps, les Visiteurs II de Jean-Marie Poiré est l'exemple même du remake inutile qui n'arrive pas à renouveler les trouvailles du premier opus et nous ressert la même sauce, mais affadie par la réitération des mêmes gags. Lautrec de Roger Planchon draine dans son désir de reconstitution historique les pires clichés apparus dans le genre depuis les années 60, période où on abandonne les codes naïfs mais dramatiquement payants du film historique issu du roman populaire du xixe siècle (Michael Curtiz ou Vittorio Cottafavi ont fait des chefs-d'œuvre en suivant ces préceptes). Vers la même période sortait le Radeau de la méduse que son auteur, Iradj Azimi, un Iranien établi en France, a mis dix ans pour mener à terme. Mal reçu par la critique, le Radeau de la Méduse – qui narre l'effroyable tragédie qui secoua le début du siècle précédent et inspira à Géricault, campé ici par un hiératique Laurent Terzieff, son tableau le plus célèbre – est pourtant le seul film actuel avec Titanic à repenser profondément le problème de la représentation du passé à l'écran. La méthode d'Azimi et de Cameron est la même (coller au plus prés à l'époque représentée), il n'y a que la manière de la transcrire qui diffère : à l'épopée de l'Américain fait place un rendu distancié et quasi documentaire chez Azimi.