En quelques mois, le Théâtre Gérard-Philipe s'est imposé comme un haut lieu des expériences et des découvertes au service d'auteurs, d'acteurs et de metteurs en scène souvent en marge du système, mais toujours – ou presque – porteurs d'émotions, de pratiques et de formes nouvelles. Tel Daniel Émilfork se racontant avec la complicité de Frédéric Leigdens dans Comment te dire ? ; tel Éric Ruf, comédien échappé de la Comédie-Française le temps d'un étrange Du désavantage du vent aux images prégnantes et au langage imaginaire, créé d'abord au Théâtre de Lorient ; tel, encore, le groupe Sentimental Bourreau avec Tout ce qui vit s'oppose à quelque chose, objet théâtral non identifié qui mêle musique, danse, théâtre, texte et signe sur le mode joyeux de la confusion et de l'excitation des sens ; tel, enfin, Thierry Bédard s'attaquant à l'Encyclopédie des morts, variation de l'écrivain serbo-croate Danilo Kis sur la « fabrication » par la police secrète russe des Protocoles des sages de Sion.

Poursuivant le même but, Stanislas Nordey, Alain Françon et Didier Bezace prouvent, chacun à sa façon, qu'il est possible de réformer la pratique théâtrale. Tout au moins d'essayer. S'il n'est pas question de les instituer modèle idéal, on ne peut que reconnaître leur mérite à tenter l'aventure, en discours et en actes. En cela, ils font figure de quasi-révolutionnaires et marquent, du même coup, 1998 d'une pierre blanche.

Manifeste pour un théâtre citoyen de Stanislas Nordey (extraits)

« Pour que le citoyen puisse considérer le moment de la venue au théâtre comme un geste simple, nécessaire, une joie, un petit bonheur, il faut reconsidérer la façon dont le théâtre s'adresse à lui.

Pour que le théâtre public garde une identité forte, il faut réaffirmer ses missions, ses enjeux et savoir raconter en quoi, pour quoi et pour qui il est fondamental qu'il existe, qu'il perdure et se fortifie.

Pour que, jour après jour, tous ceux qui travaillent dans des théâtres (artistes, techniciens, administratifs) restent des militants actifs d'une certaine idée de ce que sont l'espace et le service public, il leur faut sans cesse réinventer cet outil, l'affiner inlassablement et le regarder à la lumière d'une société qui bouge, qui bouillonne. Il ne s'agit pas d'être dans l'air du temps mais plutôt de ne jamais se trouver en décalage involontaire avec ce qui se joue autour de nous. Le théâtre public se doit de prendre en compte les vagues de l'histoire et l'histoire.

Nous pensons que c'est maintenant, je veux dire aujourd'hui, qu'il faut réinterroger nos pratiques et, sans se payer de mots, proposer, agir, faire, tenter en tout cas d'accomplir une révolution sur nous-mêmes. (...) »

« Voici maintenant comment nous voulons et nous allons agir, concrètement, au-delà des mots :
un théâtre de service public
un théâtre pour tous
à partir de poètes
pour le public
pour les artistes
aujourd'hui. »

Expériences et découvertes

De là à dire qu'ils détiennent le monopole des révélations et des expériences, il y a un pas à ne pas franchir. D'autres lieux se sont imposés tout au long de l'année comme d'irremplaçables havres – le théâtre Garonne à Toulouse, le Théâtre du Point-du-Jour à Lyon, le Théâtre de Lorient, le Maillon à Strasbourg, la Manufacture à Mulhouse. À Paris, de petites salles comme le Lavoir moderne parisien et le Théâtre du Lierre – où Farid Paya poursuit un travail original alliant musique et voix avec le cycle tragique grec le Sang des Labdaccides – ont fait preuve du même esprit de recherche, au même titre que des scènes plus institutionnelles, tels le Théâtre du Jardin-d'Hiver, le Théâtre Ouvert et le Théâtre de la Bastille, qui a accueilli Julie Brochen avec une version de Penthésilée de Kleist quasi exclusivement interprétée par des femmes jouant les rôles d'hommes dans une atmosphère de passion pour la passion, de sensualité animale et envoûtante – un accueil réalisé avec le concours du Théâtre de l'Europe qui a reçu à nouveau Julie Brochen avec le Décaméron des femmes de la Russe Julia Voznesenskaya. Il faut citer encore le Théâtre de la Cité internationale, terre d'asile de compagnies et de mises en scène très prometteuses, à commencer par celle de Laurent Gutmann avec La vie est un songe de Calderón.

Irina Brook, fille de Peter

À la Cartoucherie de Vincennes, L'Épée de Bois a été le cadre d'une autre découverte : celle de Simon Abkarian, ancien du Théâtre du Soleil devenu pour la première fois metteur en scène avec des Peines d'amour perdues shakespeariennes pleines de grâces et de surprises, de malice et d'invention, de triomphe de l'étrange, sinon de l'inquiétant, ramenant aussi bien au théâtre d'une Mnouchkine qu'à celui d'un Lavaudant.