Ce débat sur le marché de l'art correspond implicitement à une première interrogation relative aux critères de jugement et d'appréciation esthétique. Le fonctionnaire de l'art doit-il se retrancher derrière une déclaration de neutralité et le galeriste invoquer le jeu de l'offre et de la demande ?

Le jugement esthétique

Tel est le registre principal d'une controverse où l'économique et l'esthétique sont indissolublement liés : l'aptitude à juger d'une œuvre sans céder à la querelle des Anciens et des Modernes, c'est-à-dire à une alternative opposant défenseurs des valeurs académiques et reconnues du Beau et partisans d'un relativisme débouchant sur un éloge du subjectivisme. Cette interrogation concerne aussi bien le créateur, le récepteur que le critique d'art. Le contemporain – l'individu des démocraties – dispose-t-il encore de critères esthétiques lui permettant de juger les œuvres qu'il regarde ? Si les critères de jugement font défaut, faut-il alors en accuser le relativisme démocratique, où le point de vue de l'individu l'emporte inéluctablement, ou bien la qualité de tableaux et d'œuvres qui sont conçus, selon Anne Cauquelin dans son Petit Traité d'art contemporain (Seuil, 1996), pour décevoir, et exigent de la part du visiteur de musée préparation et formation ? Dans cette perspective, des auteurs réfléchissent, non sans lien avec la troisième critique de Kant – la Critique de la faculté de juger –, sur la possibilité d'établir les conditions d'un jugement de goût (voir Jean-Marie Schaeffer, l'Art de l'âge moderne : l'esthétique et la philosophie de l'art du xviiie s. à nos jours, Gallimard, 1991).

« Quand y a-t-il de l'art ? »

Si l'œuvre ne donne plus prise à un jugement esthétique autre que subjectif, il ne faut pas s'étonner que la réflexion théorique se déplace de la question esthétique portant sur les critères du Beau à une tentative de description « analytique » de l'œuvre d'art. Pour les penseurs anglo-saxons marqués par la philosophie analytique, il est essentiel de dissocier le débat esthétique de celui qui porte sur l'intention artistique. Il ne faut plus se demander : « Qu'est-ce que l'art ? » mais : « Quand y a-t-il de l'art ? » Alors que les auteurs influencés par Heidegger et la phénoménologie considèrent toute « œuvre » comme participant du Grand Art, la pensée analytique, relayée en France par Gérard Genette, s'efforce de décrire le plus rigoureusement possible les intentions qui président à la production d'une œuvre artistique. Le ready-made est alors considéré comme une œuvre d'art en raison de l'intention de son auteur et non pas parce qu'elle souscrit à des critères esthétiques. Pour Arthur Danto, la manière dont un contenu se présente est aussi importante que le contenu lui-même.

Qu'il s'agisse du débat esthétique ou de la réflexion portant sur l'intention artistique, le rôle de la pensée et de la philosophie apparaît décisif. Ou plutôt démesuré, répliquent ceux qui mettent en cause le poids du discours et la rhétorique destinés à justifier conceptuellement des œuvres. Souvent excessive, la polémique touche pourtant juste dans ce cas : la plupart de ceux qui dénoncent les « maîtres censeurs » sont des critiques d'art ou enseignants qui bénéficient du développement récent de l'enseignement de la peinture et de l'histoire de l'art tout en asseyant leur légitimité sur un subjectivisme débridé.

Par ailleurs, des polémiques qui tendent à dépasser la confusion de l'art moderne et de l'art contemporain et dénoncent le rôle des avant-gardes esthétiques interviennent simultanément. Cependant, la critique de l'art contemporain, dès lors que celui-ci est assimilé à une défense et illustration de l'avant-gardisme, peut déboucher aussi bien sur une défense de l'académisme que sur un éloge intrépide de la production postmoderne revendiquant l'absence de tout jugement universel.

Une galaxie de mouvements

Plus qu'à des artistes singuliers ou à des lieux privilégiés (New York remplaçant Paris dans les années 60 comme capitale de la peinture) l'art contemporain renvoie essentiellement à des groupes (groupe Zebra, groupe Zero, groupe Untel, groupe N, Cobra), à des mouvements esthétiques revendiquant un projet se distinguant radicalement de ce qui a précédé. Est considéré comme « contemporain » depuis Marcel Duchamp ce qui se démarque, d'où l'inflation de préfixes (néo, trans) et d'adjectifs (nouveau, super) destinés à souligner le caractère inédit de ces pratiques artistiques : néo-dadaïsme, néo-expressionnistes, nouveaux fauves, nouveau réalisme, nouvelle figuration, nouvelle subjectivité, Nul Groep, Super-realism, trans-avant-garde, Post Painterly Abstraction, ou leur exacerbation (hyperréalisme, hypermaniérisme). L'art contemporain se distingue donc par un choix esthétique ou politique déterminé (art brut, Arte Povera, art cinétique, art conceptuel, art informel, art minimal), ou par une extension de la pratique artistique au corps ou au paysage (Body Art, Action Painting, Earth Art, Land Art, Sky Art, spatialisme). L'erreur est de concevoir l'art contemporain comme une galerie de figures, Andy Warhol ou Daniel Buren par exemple, alors qu'il correspond à une galaxie de mouvements.

Une autre perception

Mais la réflexion sur l'œuvre d'art peut-elle échapper à celle qui porte sur l'expérience du regard et de la vision ? La question : « Quand y a-t-il de l'art ? » est-elle séparable de celle-ci : « Que voit-on ? » « La seule chose que fait l'esthétique, c'est d'attirer l'attention sur une chose », écrit Wittgenstein. Si des « intérêts » spécifiques aux divers protagonistes expliquent en partie la violence de la « querelle de l'art contemporain », celle-ci participe d'un désarroi plus profond si l'on considère qu'il porte sur l'expérience même de la vision, sur l'aptitude à regarder le monde et à le transfigurer. Même si l'avant-gardisme est mis en cause, l'art conserve la mission de modifier et de perturber le regard et la perception. Dans cette optique, la querelle de l'art contemporain prend une autre dimension : elle traduit les métamorphoses de la perception. Celles qu'évoque Yves Michaud, ancien directeur de l'École nationale des beaux-arts, quand il écrit : « L'expérience esthétique qui est la nôtre est tout à fait froide, distanciée, ironique, brutale, inattentive et pourtant fascinée. » C'est une « expérience proche du zapping, du voyage supersonique, du déphasage horaire et du tourisme qui correspond au milieu des décideurs de l'art et à son hyperempirisme moderniste. ». Mais la création contemporaine n'a-t-elle que cette expérience d'un monde post moderne à nous proposer ? N'y a-t-il pas d'autres « mondes de l'art » que celui de l'art contemporain que privilégie l'État culturel ? Si d'autres mondes artistiques existent indéniablement, en dépit de leur faible visibilité, les transformations de la perception à l'œuvre peuvent également être à l'origine d'expériences artistiques inédites. Si la polémique, au-delà de l'anecdote et des coups de griffe, porte autant sur le marché de l'art que sur le jugement esthétique et l'œuvre artistique, elle oppose aussi ceux qui croient en un « monde » transfigurable et ceux qui n'y croient plus.