La querelle de l'art contemporain

L'année 1997 a vu rebondir une polémique déjà ancienne sur l'art contemporain. Prises de position tranchées, lourds sous-entendus et distributions d'anathèmes ne sauraient tenir lieu d'un débat, qui apparaît à la vérité aussi complexe que souhaitable.

Même si elle a rebondi en 1997, la polémique sur l'art contemporain est un feuilleton déjà ancien, ce dont témoignent à eux seuls les propos iconoclastes d'un Claude Lévi-Strauss dans ses conversations avec Georges Charbonnier (1961) ou le pamphlet d'Yves Michaud sur les fonctionnaires de l'art (1991). Si récurrente soit-elle, cette polémique hexagonale a pourtant atteint son paroxysme après la publication en novembre 1996 d'articles de Jean Clair, conservateur du musée Picasso, des essayistes Jean Baudrillard et Jean-Philippe Domecq, de Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, et du peintre Ben dans la revue de la nouvelle droite Krisis, une publication dirigée par Alain de Benoist qui avait fait en 1993 l'objet d'une campagne d'un comité de vigilants. Intitulé Art-non-art », le dossier de Krisis de novembre 1996 est à l'origine d'un article publié par le critique d'art Philippe Dagen dans les colonnes du Monde sous le titre « L'art contemporain sous le regard de ses maîtres censeurs » (15 février 1997). Si ce texte a mis le feu aux poudres, la polémique couvant depuis des années s'est déplacée une fois de plus : les « maîtres censeurs » avaient nécessairement tort puisqu'ils défendaient leur point de vue dans une revue idéologiquement contestable et dont, si l'on en juge par un récent dossier d'Art Press, les goûts esthétiques pour certains artistes des années 30 étaient douteux. Dans ce contexte, le débat s'est figé, avant de se réduire à des attaques personnelles.

Mais l'erreur est de répondre aux sommations en prenant position d'un côté ou de l'autre, ou bien en affirmant que l'esprit français a toujours éprouvé un sentiment proche de la haine envers l'art. Mieux vaut s'apercevoir que la querelle de l'art contemporain n'a jusqu'à maintenant guère donné lieu à des échanges et à des arguments raisonnes, comme si le débat était « interdit ». S'y opposent brutalement ceux qui hurlent dès qu'une plume s'autorise la moindre critique, et des esprits critiques qui sont tous mis dans le même sac comme si la polémique se résumait à une guerre idéologique confrontant réactionnaires et avant-gardistes, anciens et modernes. Or, cette polémique noue plusieurs fils que l'on ne cherche pas à démêler en la personnalisant outrancièrement ou en la politisant hypocritement. Il faut en tirer quelques-uns si l'on veut prendre la mesure d'une querelle qui cristallise des interrogations variées.

Une querelle franco-française ?

Si la crise du marché de l'art est ressentie dans toutes les grandes capitales de l'art (New York, Londres, Paris, Venise...), la querelle esthétique hexagonale apparaît cependant comme une nouvelle version de la bataille d'Hernani. Faut-il s'en étonner ? Alors que l'intervention de l'État – au double sens d'un État « acheteur » et d'un État qui taxe galeries et salles de ventes – est particulièrement lourde en France, des pays comme les États-Unis ou l'Allemagne bénéficient pour leur part d'une vieille tradition de mécénat et d'une politique culturelle fortement décentralisée qui ne polarisent pas automatiquement le débat de l'art sur le rôle de l'État. En Italie cependant, la polémique est plus sensible en raison du rôle contesté des commissaires des grandes expositions, comme la Biennale de Venise. Mais, dans les années à venir, la tendance au monopole mondial de l'achat et de la vente des œuvres d'art par deux salles de ventes anglo-saxonnes (Sotheby's et Christie's) relancera les polémiques sur le marché de l'art.

Le marché de l'art et l'État culturel

La controverse porte en grande partie sur l'économie de l'art, c'est-à-dire sur le rôle du marché et de l'État dans l'achat des œuvres d'an contemporaines. Dès lors que la production esthétique, du tableau au ready-made, se vend et s'achète, il est légitime de se demander quel est le rôle du marché de l'an – dont les galeries, les collectionneurs et les mécènes sont les fers de lance – dans le succès d'un certain nombre de peintres comme Basquiat et dans la spéculation financière sur les œuvres d'art qui a fait fureur durant les années 80. Si le jeu de l'offre et de la demande institue des critères « économiques » de hiérarchie esthétique, il est contrebalancé dans certains pays par l'intervention des musées qui achètent des œuvres et de « l'État culturel » qui soutient des peintres. Plus que partout ailleurs, la polémique s'est focalisée en France sur le rôle des musées et des fonctionnaires de l'an (voir Raymonde Moulin, l'Artiste, l'institution et le marché, paru en 1992 chez Flammarion). Dès lors que l'État, non sans lien avec une vieille tradition de soutien aux beaux-arts, privilégie le soutien aux créateurs, les peintres en l'occurrence, en même temps qu'il développe les musées, le rôle des conservateurs et des diverses instances (les Drac – directions régionales d'art contemporain – par exemple) destinées à prendre la décision d'acheter se trouve posé. Tout au long des années 80, des ouvrages ont instruit un procès des conservateurs et fonctionnaires de l'art (voir Jean Clair, Considérations sur l'état des beaux-arts : critique de la modernité, paru chez Gallimard en 1989, et Yves Michaud, l'Artiste et les commissaires, paru aux éditions Chambon en 1991).