Mais les vendeurs de vacances organisées savent bien que cette demande d'exotisme est à prendre au second degré. L'offre doit en effet être aseptisée ; les individus ou groupes veulent être bien encadrés et vivre dans des conditions de grand confort (voir Les loisirs ou la vie rêvée). On ne part pas en vacances au Kenya pour se trouver face aux éléphants et aux fauves, mais pour les voir (ou plutôt les filmer) depuis une voiture, en compagnie d'un guide officiel.

Dans le monde contemporain, l'évasion, en effet, n'est pas synonyme d'aventure. L'aventure, les Français la vivent le plus souvent par procuration, à la télévision ou dans les magazines, en suivant depuis leur fauteuil les exploits des « professionnels ». Ils avalent les kilomètres et la poussière du désert africain au rythme du Paris-Dakar. Ils se donnent chaque semaine le grand frisson en compagnie des héros de Ushuaïa. Ils admirent les paysages visités pour eux par le commandant Cousteau. Ils envient, le temps d'un reportage, ces peuplades reculées (dans l'espace mais aussi dans le temps) qui vivent comme des « bons sauvages » et ne connaissent ni le chômage ni le stress...

Indépendamment de ces rêves exotiques vécus devant un « TV-dinner » et une bonne bière, les Français ont ressenti récemment le besoin de se projeter dans un espace plus accessible. C'est pourquoi ils ont sauté si facilement sur l'idée de l'Europe communautaire, telle qu'elle leur est proposée aujourd'hui. Coup de génie de Jacques Delors, qui apporte ainsi à ses compatriotes le « grand projet » qui leur faisait tant défaut et jette peut-être, sans qu'ils en soient conscients, les bases d'un nouveau monde.

La difficulté de vivre « ici et maintenant »

Cette fuite sociale dans le temps et dans l'espace traduit la difficulté, ressentie par beaucoup de Français, de vivre « ici et maintenant ». Tout se passe dans la société actuelle comme si hier, demain et ailleurs étaient ou devaient être meilleurs qu'aujourd'hui, à l'endroit où l'on est. Les sondages montrent que les Français s'estiment en majorité moins heureux qu'hier, mais qu'ils pensent l'être davantage demain (pas dans un avenir immédiat, car il faut laisser au temps le temps de faire son œuvre rédemptrice). Le plus dur à vivre, c'est donc bien l'instant présent et, symbole d'une insatisfaction sociale chronique, celui qui le suit immédiatement.

Lorsqu'elle concerne un individu, la perte ou la modification de la perception du temps est l'indication d'un trouble profond. La perte ou la modification du sens de l'espace constitue également un symptôme de déséquilibre, au propre comme au figuré. S'il existait une médecine sociale (au sens de médecine de la société), elle conclurait sans aucun doute à une maladie nationale. On peut alors imaginer le traitement qui serait prescrit à l'ensemble des Français : des euphorisants pour leur permettre de se sentir mieux dans le présent ; des vitamines destinées à accroître leur énergie collective ; une cure de confiance dans les hommes et dans les institutions ; une piqûre de rappel du passé (le plus glorieux, bien sûr). Ce traitement a d'ailleurs déjà commencé, avec l'Europe-vitamine et l'injection, en 1989, d'une forte dose de rappel révolutionnaire.

La République à la mode

Les cérémonies et les débats du Bicentenaire ont confirmé si besoin était que la République est une valeur sûre. Elle se décline dans les magazines, se déclame dans les discours, s'étale dans les librairies. Certains célèbrent son esprit (Mitterrand), d'autres se recommandent de son idéal (Chevènement). Celle du centre (Furet, Julliard, Rosanvallon) y côtoie celle de gauche (Régis Debray). On est plus réservé à droite, où l'on dénonce plutôt sa dérive bananière. Le moment est opportun, en tout cas, pour faire le bilan de santé de la République. Et observer ce que sont devenues ses vertus, gravées sur les édifices publics en une fière devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

Il faut d'abord remarquer qu'elles n'ont jamais connu ensemble les faveurs des Français. L'égalité fut la revendication (et la réussite) principale des années de prospérité économique, entre 1945 et 1973. Puis la recherche de la liberté domina les rapports sociaux, jusqu'à ces dernières années. Après avoir conquis la liberté sexuelle et obtenu, au moins dans les textes, la libération de la femme, les Français ont décrété la liberté du couple face à la procréation (contraception, avortement) et à la vie commune (divorce, concubinage). Ils sont ensuite descendus dans la rue pour défendre les radios libres en 1982, l'école libre en 1984, l'université libre en 1986. Ils se sont même laissé séduire, le temps d'une cohabitation, par le libéralisme, doctrine économique et politique.