C'est enfin parce qu'ils font preuve de qualités médiatiques exceptionnelles qu'ils sont devenus des points de passage obligés (on dit « incontournables ») pour la plupart des médias. La démonstration de cette symbiose entre les grands médiateurs et les grands courants sociaux est facile à établir. Montand incarne l'apolitisme croissant des Français et leur volonté de consensus sur les grandes réalités du moment ; au-delà des idéologies et des manœuvres de partis politiques qui apparaissent aujourd'hui dépassés ou nuisibles. Tapie représente le réalisme industriel de la nécessité d'entreprendre dans une économie de plus en plus soumise à la dure loi de la concurrence mondiale. Séguéla est l'apôtre d'un monde dans lequel le plaisir et le rêve ne sont plus des tabous mais des revendications légitimes ; un monde qui se confondrait avec celui que nous présente la publicité. Gainsbourg est le chantre d'un univers doucement décadent, dans lequel les valeurs morales ne seraient plus collectives mais individuelles, où le plaisir esthétique l'emporterait sur les satisfactions d'ordre éthique. Mais Harlem Désir, Renaud et Kouchner nous ramènent à une réalité plus tangible en nous montrant les difficultés de la vie en commun et les différences de traitement des êtres humains au sein du pays comme entre les différentes régions du monde. Ils sont en quelque sorte, avec l'abbé Pierre et autres encore, la mauvaise conscience des Français. Mais leur mérite (et la source de leur pouvoir) est de fournir à chacun, après l'avoir culpabilisé, les moyens de se donner bonne conscience, en envoyant un chèque, en achetant un disque, bref en faisant « quelque chose », au moins une fois dans l'année. C'est un peu le rôle inverse que jouait Coluche avec ses Restaurants du cœur montrant que la solidarité peut être aussi une fête dans laquelle on reçoit tout autant que l'on donne. Ce n'est pas le moindre mérite de Michel Colucci que d'avoir réussi à faire agir ses contemporains autant qu'il les a fait rire (à leurs dépens, d'ailleurs), et d'utiliser la formidable capacité de mobilisation des médias pour des « charity-shows », opérations de bienfaisance à grand spectacle, dont tout le monde sortait un peu meilleur, en tout cas un peu moins égoïste ou un peu moins lâche. Dans un genre évidemment très différent, Boissonnat, de Closets, July, Mourousi ou Pivot traduisent aussi dans leurs façons d'être et dans leurs actions quelques-unes des tendances de fond caractéristiques de leurs publics : nécessité du professionnalisme, refus du dogmatisme, importance grandissante de la forme. Chacun d'eux est en effet irréprochable sur le plan professionnel ; il n'est qu'à écouter leurs chroniques, lire leurs ouvrages ou regarder leurs émissions pour apercevoir le travail d'information, la qualité d'analyse et le respect du public dont ils font preuve. Aucun ne met en avant l'appartenance à une « chapelle » idéologique ou politique ; l'objectivité est pour tous un souci réel qui ne pourrait guère s'accommoder de compromis. Enfin, tous ces journalistes ont compris qu'il existait bien des façons de « passer la rampe » médiatique. La lumineuse concision de Boissonnat, la pédagogie souriante de Closets, l'irrévérence de July à l'égard des choses et des gens, la décontraction naturelle de Mourousi, la bonhomie cultivée de Pivot sont autant de moyens différents et efficaces de délivrer un message. Face aux discours des politiciens et des experts engagés qui viennent à la télévision pour imposer la bonne parole (la leur !), les analyses plus nuancées de quelques journalistes bien informés pèsent d'un poids plus lourd sur la balance de l'opinion. Quant aux grands absents (les Alain Colas, Philippe de Dieuleveult, Thierry Sabine), ceux-là ont été en mourant sur leur terrain d'action (la mer, les lointaines contrées, le désert) comme canonisés par le public. Chacun d'eux personnifiait le besoin d'aventure et d'évasion présent dans chaque Français, soucieux d'échapper à un quotidien souvent difficile. De « gourous », ces trois aventuriers sont passés au stade de « héros », au sens mythologique de demi-dieux s'illustrant dans ces sortes de guerres, belles et inutiles, qu'ils ont livrées à la nature. Plus que de « héros », c'est d'ailleurs peut-être de « hérauts », au sens ancien de « porteurs de messages », qu'il faudrait parler à leur propos. Car chacun de ces personnages nous apporte un message précis et instructif sur l'état du monde et de notre société. Il ne serait donc pas raisonnable de les ignorer.

La faute aux médias ?

C'est l'explosion à la fois technologique et sociologique des médias au cours des dix dernières années qui a ouvert les portes de la célébrité à des individus qui n'étaient ni artistes, ni politiciens, ni intellectuels, ni journalistes. Si les Platini, Noah, Prost, Tabarly, Mac Enroe, Navratilova ou Maradona peuvent être d'une certaine façon considérés comme des artistes dans leur spécialité, il n'en est pas de même de personnalités comme Jean-Paul II, Walesa, Caroline de Monaco, lady Di ou le professeur Schwartzenberg. Tous ces personnages ne sont pas des « gourous », à l'exception du pape Jean-Paul II dont c'est la mission première (au sens propre de « maître spirituel »). Mais ils occupent une place de premier ordre dans l'actualité et sont souvent sollicités par les médias pour intervenir dans des domaines très différents de leur spécialité. De sorte qu'ils jouent finalement un rôle indéniable de prescripteurs vis-à-vis de leurs admirateurs. On se souvient du scandale déclenché par Yannick Noah, après qu'il eut déclaré à un journaliste qu'il lui arrivait de toucher à la drogue... Il n'est donc pas contestable que ce sont les médias qui permettent à certains individus d'acquérir un haut niveau de notoriété. Il n'est pas contestable non plus que cette notoriété n'est jamais neutre et qu'elle s'accompagne d'effets de toutes sortes sur l'opinion. La publicité faite en 1986 à Henri Roques, docteur en histoire contemporaine (pour peu de temps !), après avoir soutenu une thèse pour le moins discutable sur l'inexistence des chambres à gaz en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, en est une illustration. Elle aura probablement renforcé les tendances néo-nazies de certains esprits faibles, en même temps qu'elle aura permis de redire aux jeunes toute l'horreur des camps de concentration. Mais il serait faux de croire que l'émergence d'un personnage de l'actualité en tant que « nouveau gourou » est un phénomène purement artificiel et médiatique. Si la notoriété est une condition nécessaire, elle est bien loin d'être suffisante. Il faut, comme on l'a montré, que le « médiateur » en question soit en résonance avec son époque ; il faut aussi qu'il ait le charisme suffisant pour entraîner les foules.

L'effet-Tapie : du show-business au « business-show »

Star, Bernard Tapie a toujours voulu l'être. Dès 1966, à l'âge de 19 ans, il met un « y » à son nom, pour lui donner sans doute une allure plus américaine, et sort son premier disque (Passeport pour le soleil). À l'époque, l'événement passera largement inaperçu et il faudra que le chanteur devienne un homme d'affaires pour que l'on commence vraiment à parler de lui. Au départ, il y a bien sûr l'affaire Manufrance, que Tapie reprend en fanfare avec, semble-t-il, l'appui des syndicats. Depuis, ce patron de choc aux allures de play-boy occupera régulièrement le devant de l'actualité, au rythme de ses reprises d'entreprises en faillite : les fixations Look, les balances Terraillon, les piles Wonder, les chaussures Kickers, les magasins La Vie Claire, ceux de Mic-Mac, la maison de haute couture Grès... viendront successivement grossir les actifs (les mauvaises langues diront aussi les passifs !) du « Groupe Bernard Tapie », sans oublier l'épisode du rachat des châteaux de Bokassa. Le tout sous l'œil stupéfait et admiratif de la plupart des médias et de la grande majorité des Français, qui gardent toujours une place dans leur cœur pour les Zorros de tout poil. Non content de bouleverser les règles du jeu industriel et patronal (ses ennemis lui reprochent de bouleverser aussi celle de la gestion), Tapie s'intéresse alors au « sponsoring ». Bernard Hinault et l'équipe de La Vie Claire remportent le Tour de France 1985 ; Greg Lemond et la même équipe remporteront le Tour 86. Chaque fois, le sponsor occupera autant les médias que ses champions. Après le vélo, c'est au football, autre activité populaire, que Tapie s'intéresse, avec la reprise de l'Olympique de Marseille. Depuis longtemps, on prête à Tapie l'intention d'amorcer une carrière politique. De fait, plusieurs sondages montrent que les Français le verraient volontiers ministre de l'Industrie. L'accord industriel conclu avec Bouygues lui a d'ailleurs permis de mettre de l'argent de côté, et certains n'hésitent pas à affirmer qu'il pourrait lui être utile pour financer une campagne électorale... Et puis, sur sa demande, TF1 lui confie, au début de 1986, l'animation d'une série d'émissions (Ambitions). Une formidable tribune pour quelqu'un qui veut asseoir sa notoriété et faire passer quelques idées personnelles. Quelles que soient la nature des ambitions de Bernard Tapie et la santé de son groupe, force est de constater que l'homme a su mobiliser à son service l'ensemble des médias. De 7 sur 7 au Jeu de la vérité en passant par l'Heure de vérité ou la une des grands magazines, la « couverture médiatique » de Bernard Tapie est supérieure à celle de la plupart des leaders politiques. Les conséquences ne se mesurent pas seulement en termes de notoriété (la sienne est proche de 100 p. 100, c'est-à-dire autant que celle de Mitterrand ou de Chirac, mais plus que celle de Léotard ou de Jospin). Elles sont aussi économiques : si l'on évaluait le budget publicitaire équivalent aux retombées des actions personnelles de Tapie dans les médias, c'est en dizaines de millions de francs actuels qu'il se chiffrerait. Enfin, sur le plan social, l'impact de Bernard Tapie illustre trois des changements sociologiques les plus profonds de ces dernières années : la réhabilitation de l'entreprise et des patrons ; le rôle croissant des médias dans le fonctionnement social ; l'importance de la forme par rapport au fond, du charisme personnel de celui qui s'adresse au public à travers la télévision.

La vie par personnes interposées

Les « nouveaux gourous » jouent en réalité un double rôle dans la société actuelle. Ils contribuent bien sûr à faire évoluer les opinions et les attitudes dans un certain nombre de domaines. Cette influence est d'ailleurs pour eux d'autant plus facile à exercer qu'ils ont pu accéder à cette place privilégiée dans le cœur des Français parce que leurs conceptions de la vie étaient, au départ, assez proches. Mais le rôle social des « nouveaux gourous » ne s'exerce pas seulement au niveau conscient. En même temps qu'ils répondent par leurs idées, leurs déclarations, leurs analyses à certaines des questions que se posent les Français sur les grands sujets du moment, ils leur servent aussi d'exutoire. L'une des caractéristiques des Tapie, Séguéla, Gainsbourg, July, Kouchner, etc., est avant tout de faire des choses difficiles (créer des entreprises, imposer des produits et des marques, composer des musiques, diriger un quotidien, organiser l'aide au tiers monde...) et d'être parmi les meilleurs dans leur spécialité. Le « Français moyen » n'a pas en général les capacités, l'expérience ou l'énergie nécessaires pour s'engager dans l'une de ces voies. Il est donc particulièrement ravi de constater que d'autres le font à sa place ; il les en remercie en leur accordant son attention et son affection. Tout naturellement, il tend même à leur déléguer une partie de ses responsabilités. Ainsi, les Français, conscients de la nécessité de créer des entreprises pour lutter contre le chômage, confient-ils volontiers cette tâche à Bernard Tapie. Persuadés de la nécessité de réduire les inégalités entre les pays riches et les pays pauvres, ils se félicitent de l'action menée par Kouchner et Médecins sans frontières, sans s'impliquer pour autant à titre personnel, sauf de temps à autre en faisant parvenir un chèque à une association ou en achetant un disque au profit des enfants d'Éthiopie. Pourtant, ce rapport un peu ambigu de délégation à des personnalités sélectionnées donne une image fausse de la société française contemporaine. Le simple examen du contenu des médias montre à l'observateur une société dans laquelle souffleraient à la fois l'esprit d'entreprise, l'esprit de solidarité, l'esprit d'aventure et l'esprit libéral. Une analyse un peu plus fine montre que la situation n'est pas aussi claire : les créations d'entreprise sont pour une bonne part le fait de chômeurs qui n'ont parfois guère d'autres solutions pour disposer d'un emploi ; la solidarité n'est souvent qu'un moyen de se donner bonne conscience, en répondant ponctuellement à un appel plutôt qu'en consacrant de façon continue du temps et de l'énergie à l'amélioration de la situation de ses semblables ; l'esprit d'aventure consiste le plus fréquemment à vibrer aux exploits des autres, au moment du rallye Paris-Dakar, ou en savourant les belles images des grandes courses à la voile ; l'esprit libéral est pour beaucoup un mot, qu'ils récusent dès lors qu'il met en cause les avantages acquis et le confort existant. Les « nouveaux gourous » élus par les Français sont donc en fait investis par eux d'une sorte de procuration pour effectuer en leur lieu et place ce qui est bon pour l'amélioration de la justice sociale et le rétablissement de la prospérité économique.

La fin des intellectuels ?

On ne trouve guère, dans la catégorie décrite précédemment, de personnalités correspondant à la définition traditionnelle des « intellectuels », que l'on pourrait énoncer, par exemple, de la façon suivante : individus pourvus d'un fort bagage scolaire et d'une grande culture, engagés généralement dans des activités universitaires de réflexion, d'écriture et de recherche. Cela ne signifie pas qu'il n'y a plus en France, comme on le prétend parfois, d'intellectuels au sens classique du terme ; des Jean Baudrillard, Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Michel Crozier, Emmanuel Le Roy Ladurie, Edgar Morin, Michel Serres, Alain Touraine et quelques autres continuent de porter haut les couleurs de la pensée française. Mais il est clair que les Français préfèrent choisir leurs guides parmi ceux qui sont engagés dans la vie économique et sociale du pays plutôt que dans les universités. De plus, les « vrais » intellectuels sont assez peu et souvent mal « médiatisés ». En dehors de quelques performances réalisées à Apostrophes par un Michel Serres ou un Claude Hagège, l'espace audiovisuel réservé aux sujets dits « sérieux » est le plus souvent occupé par les « nouveaux intellectuels », sortes de transition entre les précédents et les « nouveaux gourous » dont il est question ici. Le premier phénomène (désaffection des Français pour la vie intellectuelle classique) s'explique assez facilement. La situation actuelle de la France, engagée comme les autres pays occidentaux dans une longue période de mutation, est marquée par la confusion. Les récentes années ont sonné le glas de beaucoup d'idéologies et de tentatives théoriques d'explication des grands mouvements économiques et sociaux. Pour vaincre cette impuissance soudaine à décrire et à comprendre l'évolution, un grand vent de réalisme et de pragmatisme s'est abattu sur le pays balayant du même coup bon nombre d'idées reçues. Les intellectuels, dont le rôle essentiel est précisément de fabriquer des explications organisées du monde dans lequel nous vivons, ont donc perdu une partie de leur crédit auprès d'un public qu'ils fascinent beaucoup moins que par le passé. Depuis la mort de Sartre, Aron, Lacan, Foucault, Simone de Beauvoir et de quelques autres « grands esprits », personne ne semble sur le point de prendre la relève. Sans doute parce que peu d'intellectuels contemporains peuvent prétendre à ce statut de « spectateur engagé » qui faisait la force d'Aron et qui fait celle des « gourous » d'aujourd'hui. Peu séduits par la production actuelle des intellectuels, impuissants à expliquer le monde comme il va, les médias se tournent alors tout naturellement vers ceux qui sont en position de le « sentir », sinon de l'expliquer. Ce sont souvent des journalistes, des artistes, des industriels qui répondent le mieux à cette définition.