Les nouveaux gourous

Les prêtres ne sont plus des directeurs de conscience. Les intellectuels n'exercent plus une influence mesurable sur les modes de vie ou de pensée. L'école n'enseigne plus aux jeunes les règles d'une « morale » universelle. L'État n'apparaît plus comme un guide mais comme un gestionnaire. En cette fin de vingtième siècle, les maîtres à penser des Français ont bien changé ; ils s'appellent aujourd'hui Montand, Tapie, Gainsbourg, Renaud, July, Kouchner, Séguéla...

Les années 60 et 70 avaient été marquées par la conquête du confort matériel. Les années 80 sont celles de la perte du confort moral. Les grandes institutions, celles qui servaient de référence et de guide aux générations précédentes, sont pour la plupart en déclin ; certaines même sont proches de la faillite. Il y avait d'abord la religion, qui, pendant des siècles, servit de guide à l'ensemble de la société. Pas besoin d'être un observateur subtil pour constater que le fossé se creuse entre le discours officiel de l'Église catholique et les préoccupations des Français. Les mises en garde répétées contre la liberté des mœurs, les condamnations sans appel de la contraception ou de l'avortement sont reçues avec agacement par beaucoup de catholiques et restent sans effet sur leurs comportements. Il ne faut pas, bien sûr, nier l'existence et l'importance des mouvements « modernistes » qui se développent depuis quelques années à l'initiative de la « base », tels que le Renouveau charismatique ou ces petites communautés vivant selon de nouvelles règles. Mais ils ne touchent encore qu'une faible minorité de pratiquants et ne bénéficient que d'une timide reconnaissance de la part des autorités religieuses. Il y avait aussi l'école, qui jouait traditionnellement un rôle déterminant dans la formation morale des futurs adultes. Il faut bien constater que les jeunes élèves des années 80 passent plus de temps à apprendre les règles du calcul ou de la grammaire que celles de la morale ou de la vie en commun, même si Jean-Pierre Chevènement a rétabli en 1984 l'instruction civique. Les parents, d'ailleurs, ne s'en plaignent pas, qui considèrent en majorité qu'il n'appartient pas aux professeurs de se substituer aux familles pour inculquer aux enfants les principes de la morale et de la vie en société. Encore faut-il que ces principes apparaissent de façon claire aux parents pour qu'ils soient en mesure de les enseigner à leurs enfants, ce qui n'est guère le cas aujourd'hui. Il y avait encore l'État, pourvoyeur traditionnel (au moins au cours des trente dernières années) de la croissance économique et de sa juste répartition, à travers le système complexe des impôts et des prestations sociales en matière de santé, de chômage ou de retraite. Les dix dernières années ont montré les limites de son action, lorsque la situation internationale se détériore et que la prospérité économique n'est plus au rendez-vous. Les idéologies politiques, quelles qu'elles soient, se révèlent alors impuissantes à éviter aux individus les inconvénients de la crise, dont les effets se font bientôt sentir dans tous les domaines. Et l'État-Providence, habitué à gérer l'abondance et à la répartir entre tous les citoyens, se trouve tout à coup contraint de gérer la pénurie et ne parvient pas à la répartir justement, du fait de privilèges et d'inégalités structurelles qui apparaissent soudain au grand jour. Il y avait enfin les maîtres à penser, ce club d'« intellectuels » qui, pendant les années fastes, parvenait à se faire entendre du grand public et à lui insuffler quelques idées dont on retrouvait la trace jusque dans les conversations du « café du Commerce ». Ceux-là sont morts avec Sartre, Aron, Braudel, Foucault et Simone de Beauvoir. Car leurs successeurs sont comme désemparés par une situation qui résiste de plus en plus à leurs analyses, comme elle a résisté aux prédictions des experts de tous bords. Alors on considère avec une certaine réserve des affirmations ou explications le plus souvent contradictoires ; on se demande avec autant d'ironie que de frayeur « où sont passés les intellectuels » et l'on baptise à la hâte les « nouveaux intellectuels », afin d'avoir un peu de matière grise à moudre dans les discussions des salons parisiens. Pendant ce temps, c'est une nouvelle race de « maîtres à penser » qui occupe un terrain déserté par les prêtres, les enseignants, les politiciens et les intellectuels. Ces « nouveaux gourous » s'appellent Jean Boissonnat, François de Closets, Harlem Désir, Serge Gainsbourg, Serge July, Bernard Kouchner, Yves Montand, Yves Mourousi, Bernard Pivot, Renaud, Jacques Séguéla, Bernard Tapie. Ils s'appelaient, avant leur fin tragique, Coluche, Philippe de Dieuleveult, Thierry Sabine. Malgré sa ressemblance avec un inventaire à la Prévert, cette liste présente une homogénéité certaine. Tous les noms qu'elle contient ont en commun deux caractéristiques essentielles : ce sont tous des acteurs, compétents dans leurs domaines respectifs, de la vie économique et sociale ; ce sont tous des personnages fortement « médiatisés ». La tentation première, face à cette liste des « nouveaux gourous » des Français, est de faire la fine bouche. Pourtant, personne ne peut nier l'impact présent de ces personnages sur la scène française contemporaine. Certains proposeront une explication simple à ce phénomène. C'est précisément parce que tous ces personnages occupent le devant de la scène médiatique française qu'ils exercent une influence sur les opinions et les modes de pensée des Français. Toutefois, ce raisonnement ne tient pas, car il inverse la cause et la conséquence ; il témoigne d'une connaissance superficielle des médias et des rapports complexes qu'ils entretiennent avec les autres composantes de la société. C'est, en premier lieu, parce que tous les personnages cités incarnent à leur manière un des grands courants de la société actuelle qu'ils ont eu accès aux médias. C'est parce que les Français se sont reconnus (ou projetés) en eux qu'ils ont été à nouveau sollicités.