Comme les autres, les Français font dire aux enquêtes beaucoup plus qu'elles ne peuvent en dire. Parfois, ils leur font dire ce qu'ils n'oseraient guère s'avouer à eux-mêmes. En réalité, ce ne sont pas les valeurs qui changent, mais les institutions qui les incarnent et les mettent en œuvre : ou bien, si l'on préfère, c'est la confiance que les gens prêtent aux institutions, à tort ou à raison, pour atteindre ces finalités, à leurs yeux égales, que sont la liberté, l'égalité, la fraternité et la solidarité. Et ce que révèlent les enquêtes, bien avant d'autres choses, c'est la contestation plus ou moins ostensible des institutions, quelles qu'elles soient, depuis l'État jusqu'aux syndicats en passant par les partis politiques et les Églises, leur mise en cause, à la fois pour ce qu'elles sont et ce qu'elles disent, pour ce qu'elles font ou bien pour ce qu'elles ne font pas.

Cette contestation avait d'abord atteint l'univers de l'école et celui de l'université, en 1967 et 1968. Elle gagna ensuite d'autres institutions, moins spectaculairement, mais peut-être tout aussi profondément : les partis politiques, les Églises, la magistrature. En 1985, c'est l'État lui-même qui se trouve mis en question, en même temps que les nouvelles classes, soupçonnées d'en détenir les principaux leviers de commande. L'État protecteur et omniprésent, qui étend son emprise sur la société civile, jusque dans les moindres recoins de la vie de chacun, enserrant les entreprises et les particuliers jusqu'à donner l'impression de les étouffer tout en prétendant les sauver. Et ces nouvelles classes, sorties des grandes écoles, dans les premiers rangs, véritables missionnaires de l'État, qui colonisent des territoires où leur compétence de généralistes ou de théoriciens ne semble pas toujours s'imposer.

La France au milieu du gué

Ainsi, la France se trouve, en 1985, au milieu du gué : entre les ambitions déclarées et les réalisations immanquablement décevantes de ceux qui, au pouvoir depuis Mai 1981, découvrent les nombreux blocages de la société française. Au milieu du gué également, entre ces derniers, qui ont souvent parcouru un chemin très long, et ceux qui, plus sensibles aujourd'hui qu'hier aux commandements de la liberté, promettent à leurs concitoyens, pour 1986, le retour aux vertus de la concurrence et de l'initiative privée.

C'est à la capacité qu'on leur prête à relever les défis du présent que les Français jugent, en 1985, les institutions et ceux qui les gouvernent. Au nombre de ces défis, au premier rang parmi ceux qui semblent peser sur le présent et sur l'avenir, quatre d'entre eux ont nourri le débat public, dans les conversations privées aussi bien que dans les colloques relayés ou orchestrés par les grands organes d'information : le retour aux sources de l'école et de ses dirigeants ; l'irruption spectaculaire de la violence dans le sport ; les problèmes éthiques soulevés par les nouvelles technologies médicales ; enfin, les polémiques, nombreuses et variées, sur l'immigration. Chacun de ces thèmes est devenu, en 1985, comme un défi lancé aux institutions : un prétexte pour confronter ce qu'elles font et ce qu'elles disent, pour s'interroger sur ce qu'elles pourraient bien faire d'autre que ce qu'elles ont toujours fait, avec des bonheurs inégaux. Devenues plus visibles que jamais, de partout, grâce aux médias, les institutions sociales, au premier rang desquelles l'État, sont pressées de s'interroger sur elles-mêmes, devant des défis qui paraissent d'autant plus difficiles à relever qu'ils étaient, dans tous les cas, inattendus ou imprévisibles.

Le défi de l'école d'abord. Dans son interrogation sur elle-même, la manifestation du 24 juin 1984 en faveur de l'école privée était apparue comme un point culminant, à la fois spectaculaire et ambigu. On défendait le droit des parents de choisir l'école de leurs enfants. Mais on dénonçait simultanément la dégradation de l'enseignement public, de plus en plus éloigné des ambitions de ses fondateurs. À travers le retour à ce qu'il appelle l'élitisme républicain, Jean-Pierre Chevènement s'emploie, dès son arrivée au ministère de l'Éducation nationale, à rappeler les ambitions que ses fondateurs avaient assignées à l'école publique. Il s'emploie, avec une naïveté feinte et des moyens assurément limités, à réconcilier les Français avec leur école, faisant opportunément passer au second plan la querelle entre le public et le privé. La nouvelle religion républicaine est ainsi célébrée sous les espèces d'une nouvelle trinité : des programmes rénovés, des enseignants réhabilités et un patriotisme rétabli.