Panorama

Introduction

« Vive la crise ! » : lancée sous forme de provocation, la formule d'Yves Montand illustre assez bien l'année 1985. Pendant longtemps, la croissance continue avait permis à l'opinion d'envisager sous un jour favorable les perspectives ouvertes par le souci égalitaire, le besoin d'une plus grande protection sociale et les préoccupations des différents mouvements écologistes. Désormais, les combats sont ailleurs. Et avec eux se déplacent les centres d'intérêt des gens, leurs valeurs et aussi leurs maîtres à penser. C'est en goûtant les effets néfastes de la croissance zéro – un pouvoir d'achat menacé, un chômage structurel qui augmente, un environnement international aussi incertain qu'imprévisible – que les Français finissent par abandonner les utopies du bien-être, celles-là même qui attendaient de l'accroissement des richesses non seulement la réconciliation des hommes entre eux, mais également le bonheur de chacun, « en plus ».

La fin des rêves

La crise aurait-elle enfin brisé les rêves de la société industrielle ? Au milieu des années 80, le sentiment prévaut, chez les Français, d'une société qui émerge à peine des décombres de l'ancienne. L'économique paraît prendre le pas sur le politique : il estompe du même coup la distinction entre la droite et la gauche. Et le réalisme semble, lui aussi, gagner du terrain contre les dogmatismes apparemment opposés du socialisme et du conservatisme. Le renouveau des idées atteint toutes les familles de pensée : c'est la « révolution conservatrice », le « socialisme libéral », le « modèle étato-libertaire » l'« anarcho-capitalisme ». Mais, au fond, plane sur ce tourbillon très parisien l'ombre paralysante et fascinante de Tocqueville et de Raymond Aron. Avec la fin des certitudes, acquises dès l'adolescence, à travers la famille ou l'école, c'est « l'après-crise » qui commence. Alain Minc traduit bien l'expérience vécue de ses concitoyens, avec le titre de son livre : L'après-crise est commencé.

S'agit-il, comme certains le prétendent, d'un retour à l'individualisme, retour qui marquerait les esprits, non pas seulement en France, mais également dans les autres grandes démocraties du monde occidental ? S'agit-il, pour reprendre l'heureuse expression de Gérard Mermet, auteur d'une célèbre Francoscopie, d'une réaction du moi contre la crise économique : « Chacun pour soi et tout pour tous ». « On ne vit qu'une fois », « Après moi le déluge » ? Comme si une espèce d'égologie généralisée – culte de l'ego – supplantait soudain les revendications passablement élitistes de l'écologie : un culte du moi, à travers à la fois l'individualisme combinard et l'épanouissement de la personnalité de chacun. Le triomphe du « moi d'abord » sur le « tous ensemble » ?

Sur ce point, les psychosociologues sont unanimes, de Berkeley à Paris et de Londres à Osaka : les valeurs de solidarité sont partout à la baisse, et celles de l'individualisme à la hausse. Traduites en « styles de vie », leurs études sur les comportements des gens et les valeurs qu'ils invoquent montrent le même déplacement des intérêts et des centres d'intérêt que celui observé devant la vitrine des librairies ou sur les kiosques à journaux des grandes villes. Le repli sur soi, le besoin d'autonomie, le « do it yourself » sont en progrès, alors que déclinent, dans la même proportion, tous ceux des comportements qui illustrent le besoin d'être ensemble, de vivre ensemble ou de se distraire ensemble. Deux faits marquants illustrent ce déclin supposé de la solidarité et la montée simultanée de l'égoïsme. Le déclin, d'abord, de deux « courants » particulièrement en vogue depuis les révoltes de la fin des années 60. Trois Français sur quatre, à l'époque, étaient d'accord sur la nécessité de soutenir les associations de consommateurs : ils n'étaient plus que 64 % en 1977, et seulement 55 % en 1983. Même désaffection pour les Verts : 64 % étaient favorables à un soutien de leur mouvement en 1978, et 57 % seulement en 1983. Seconde illustration de cette victoire de l'égologie sur l'écologie : à l'égalité, notamment celle des autres, les Français semblent préférer de plus en plus souvent la liberté, en particulier la leur. En 1978, près de 3 Français sur 4 (74 %) étaient d'accord pour réduire « au minimum » les écarts entre les revenus ; ils n'étaient plus que 63 % en 1981. Et le pourcentage tombait à 57 % en 1983.

Les Français et les autres

Les Français n'ont pas le monopole du repli apparent sur eux-mêmes : dans les contextes différents de la côte ouest des États-Unis et des zones urbaines du Japon, les mutations de la société postindustrielle paraissent mobiliser pareillement dans le sens d'un surcroît d'introversion, à la fois collective et individuelle. Partout, les « courants socioculturels » soufflent dans le même sens, sous la surveillance inlassable de ces observatoires inattendus que sont devenus les instituts de sondages, de plus en plus sollicités, ces dernières années, par les grands médias.