Mais, aujourd'hui, non seulement la critique a perdu sa montre, comme disait Jean Paulhan, mais chacun croit voir l'heure à son clocher, sans se préoccuper de la marche du soleil. Les ombres s'allongent... comme disait Virgile bien avant une période de décomposition. Les sismographes font défaut aux politiques et aux prophètes comme la montre aux critiques. Que l'Académie française élise un grand écrivain, Marguerite Yourcenar, dont l'œuvre et la clairvoyance dépassent de cent coudées les travaux des braves petits, cela devient, dans le monde de l'information généralisée, une victoire du féminisme. Mais cela vaut aussi d'une façon beaucoup plus générale. Gulliver respire mal à Lilliput, mais pourquoi confier à nos romanciers lilliputiens la tâche de construire le grand navire qui franchira les rapides ? Balzac écrivait à la lumière de deux grandes vérités, pensait-il, alors que nos romanciers doivent se contenter de lumignons démagogiques ou de clairs de lunes de papier. La littérature ne mourra pas, ni le roman, même si les moyens de communication se multiplient. Mais le marasme de la littérature d'imagination (roman ou théâtre) tient à l'état d'esprit du temps, à l'absence d'un minimum de consensus social, même si ce consensus peut et doit être la foi dans une société nouvelle. La littérature intellectuelle et aristocratique vit sous un dôme stérile, comme les cités des romans d'anticipation. La nouvelle littérature populaire, au sens généreux du terme, n'est pas née.

Lettres étrangères

Le temps est révolu où l'on pouvait reprocher aux éditeurs français de faire une part trop faible dans leurs publications à la littérature étrangère. Si, dans le domaine des ouvrages théoriques — sciences, philosophie —, beaucoup reste encore à faire pour porter à la connaissance des lecteurs français des recherches qui font autorité depuis longtemps hors des frontières, le nombre des romans traduits et publiés cette année fait craindre qu'après une relative disette nous ne tombions dans la surabondance. Une telle inflation ne permet pas de rendre compte des mérites de livres comme Nouvelles africaines de Doris Lessing, Un tombeau pour Boris Davidovitch de Danilo Kis, La cloche d'Islande du prix Nobel Kiljan Laxness, Carnets et journaux de Léon Tolstoï, Le poids du monde de Peter Handke ou Histoire d'une jeunesse de Elias Canetti.

Indigénisme

Macounaïma, de l'écrivain brésilien Mario de Andrade, ne devrait pas susciter un moindre enthousiasme qu'en son temps Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez. Macounaïma, nom du héros indien de ce roman publié en 1928, est en effet exemplaire de ce courant littéraire indigéniste dont la luxuriance végétale, baroque, a été longtemps recouverte par le classicisme d'une littérature au service de la défense et de l'illustration des valeurs « christo-occidentales », chères aux juntes militaires, dont J. L. Borges (Discussion) est le représentant le plus illustre.

Exhumer une très ancienne mythologie autochtone, restituer l'éclat ultime d'une civilisation à son déclin et la conquête du Nouveau Monde par l'Ancien dominé par l'Espagne des Habsbourg, revenir au premier âge de cette Amérique devenue latine, tel est le projet commun à Carlos Fuentes, qui avec Terra Nostra nous donne son livre le plus ambitieux, et à Alejo Carpentier, dont le dernier roman au titre très symbolique, La harpe et l'ombre, est en quelque sorte le testament.

Le romancier Manuel Scorza, quant à lui, fait figure d'historiographe du peuple péruvien ; peuple dont l'histoire rude est tissée des mythes immémoriaux des paysans indiens et des luttes contre les grands propriétaires. Sa trilogie — Roulements de tambours pour Rancas, Carabombol l'Invisible, Le cavalier insomniaque —, portée par le grand souffle de l'épopée et de la révolte, est comparable par son réalisme et son emportement aux monumentales fresques expressionnistes du peintre mexicain Diego Rivera.

Augusto Roa Bastos est un écrivain paraguayen de tout premier plan en Amérique latine mais encore mal connu en France, en dépit de la traduction, en 1977, rééditée cette année en livre de poche, d'un livre considérable Moi, le suprême, partition à plusieurs voix où domine le monologue lyrique scandé d'images puissantes de José Gaspar de Francia, homme des Lumières, disciple de Robespierre et de Rousseau et fondateur vers 1800 du Paraguay moderne. Roa Bastos publie aujourd'hui un recueil de nouvelles, Moriencia (Mourance), chronique villageoise de la guerre du Chaco entre le Paraguay et la Bolivie dans les années 1930 : l'envers douloureux de la geste des dictateurs, de leurs proclamations vaines et soufflées, la sédimentation, par-delà la précarité des destins individuels, des récits et des rêves collectifs : une mémoire pour l'avenir.