Lettres

Plus de persévérance que de novation

Ce que nous attendons d'un écrivain, poète ou romancier, c'est qu'il nous apprenne à changer la vie, ou du moins la manière de la voir. En dehors de cela, tout n'est que pauvreté et pitoyable contentement de soi-même. Pas un lecteur éveillé n'a refermé Moll Flanders, Les illusions perdues, Les grandes espérances, L'éducation sentimentale ou À la recherche du temps perdu sans regarder sa vie d'un autre œil. On dit souvent qu'après Joyce ou Faulkner on ne peut plus écrire comme avant, mais c'est voir et vivre comme avant qu'il faudrait dire.

Le lecteur qui se met devant le monceau des romans publiés en une année a rarement la joie d'une telle mutation et d'un tel enrichissement. Il lui reste alors de distribuer des certificats de confirmation et de persévérance à des écrivains dont il n'attend plus de vraies surprises ou à dire à l'artiste nouveau : « Étonne-moi. » Cela n'implique d'ailleurs pas une hiérarchie, et il est injuste de négliger l'œuvre où un homme a mis son métier et son talent au profit du brouillon vagissant d'un demi-analphabète, même lancé par des courriéristes littéraires pressés et crédules. Cette année encore, il faut bien dire que nous avons affaire à plus de persévérants que de novateurs.

Les grands prix littéraires

Nobel : Odysseus Elytis, poète grec (18-X-79).

Grand prix du roman de l'Académie française : Henri Coulonges, L'adieu à la femme sauvage (8-XI-79).

Goncourt : Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette (19-XI-79).

Renaudot : Jean-Marc Roberts, Affaires étrangères (19-XI-79).

Femina : Pierre Moinot, Le guetteur d'ombre (26-XI-79).

Médicis : Claude Durand, La nuit zoologique (26-XI-79).

Médicis étranger : Alejo Carpentier (écrivain cubain), La harpe et l'ombre (26-XI-79).

Interallié : François Cavanna, Les Russkoffs (4-XII-79).

Chateaubriand : Vladimir Volkoff, Le retournement (4-XII-79).

Prix des libraires : Claude Michelet, Des grives aux loups (26-II-80).

Bourse Goncourt de la Nouvelle : Guy Lagorce, Les héroïques (14-V-80).

Grand prix Pierre de Monaco : pour l'ensemble de son œuvre, Marcel Schneider (7-VI-80).

Les grands prix de la Ville de Paris
(12 décembre 1979)

Littérature enfantine : François Sautereau

Arts : Jean Hélion

Roman : Jacques Perret

Gérard-Philipe : André Dussolier et Daniel Auteuil

Histoire : Roland Mousnier

Sola-Cabiati : Guillaume de Bertier de Sauvigny

Poésie : Pierre Seghers

Littérature : Jean-Claude Grumberg

Technique : Roger Gabillard

Sciences : Jean Goguel

Musique : Antoine Tisné

Les grands prix nationaux des Arts et des Lettres
(17 décembre 1979)

Archéologie : Michel de Boüard

Arts graphiques : Jean-Jacques Sempé

Chanson : Charles Trenet

Cinéma : Jacques Tati

Danse : Roland Petit

Histoire : Paul-Marie Duval

Lettres : Marcel Brion

Musique : Gilbert Amy

Patrimoine : Georges-Henri Rivière

Peinture : Charles Lapicque

Photographie : Willy Ronis

Sculpture : François Stahly

Théâtre : Roland Dubillard

Confession

Le fin du fin est d'ailleurs peut-être, tout en respectant les règles du jeu, de jouer et de gagner. Le petit roman de Philippe Beaussant, L'archéologue, tient parfaitement la gageure. C'est un récit tout nu, une confession à la manière traditionnelle dans le roman français, et c'est une grande réussite par l'accent, par la voix. Un archéologue mortellement mordu par un cobra au cours d'une fouille revient sur sa vie. Mais il anticipe aussi sur sa mort, et d'ailleurs sa vie a été consacrée à redécouvrir des monuments détruits et des villes mortes. La double méditation sur la mort de l'homme et la mort des civilisations est menée sans jamais oublier ce qu'il y a de vivant, l'humble musicien d'un village perdu dans la jungle répondant mystérieusement au pharaon orgueilleusement triomphant. Les mélodies de la pérennité et de la mort s'entrecroisent dans cette centaine de pages ; comme pour nous faire entendre ou oublier la mélodie de l'éternité ou son silence.

Nul n'observe mieux les règles du jeu que Robert Sabatier dont Les fillettes chantantes est le quatrième volume d'un roman que l'on sent parallèle à une autobiographie. Il évoque cette fois l'adolescence d'un petit ouvrier imprimeur fou de poésie pendant les années 1938-1939. Tout est en place pour nous toucher, les incidents de la vie quotidienne, les émotions et les timidités du jeune Olivier, et les professionnels de la littérature qui, dans leur dépit, reprochent à l'auteur de trop bien choisir ce qui doit attendrir le lecteur. Mais l'essentiel est peut-être qu'on nous touche, dans la tendresse et dans l'humour. Robert Sabatier n'a pas l'abondance dans l'invention, l'originalité profonde dans la création des personnages de Dickens, mais Olivier est de la race de David Copperfield ou de Pip, et ces livres sont presque les seuls dans le roman d'aujourd'hui à nous séduire par le mélange du sentiment et de la douce ironie qui nous réchauffe comme une fillette de bon vin...