Les tiraillements entre les républiques, les contrecoups de la libéralisation de l'économie qui s'achemine vers un système de marché, la montée des oppositions de gauche et de droite insufflent à la vie politique une intensité jamais atteinte.

Le 16 décembre 1969, dans un discours retentissant, le maréchal Tito lance un appel à la vigilance, dénonçant « l'union des vieux réactionnaires, des anarcho-libéraux et des dogmatiques ». Cet étrange amalgame est éclairé par une série de faits. En septembre, l'organe de l'Union des écrivains serbes, Knijevnenoviny, est saisi : deux jours avant l'arrivée à Belgrade d'Andréi Gromyko, ministre soviétique des Affaires étrangères, un article d'une rare violence stigmatisait la conduite de la soldatesque russe à Prague. Voilà pour les anarcho-libéraux. En octobre, la pièce Quand fleurissaient les courges est retirée de l'affiche : elle faisait l'éloge de ceux qui, en 1948, s'étaient opposés à la rupture avec l'URSS. Voilà pour les dogmatiques. Simultanément, certaines républiques de la fédération yougoslave ruent dans les brancards. La Slovénie unanime proteste parce qu'on l'a privée d'une autoroute pourtant promise.

La Slovénie, encore elle, le Monténégro et la Macédoine s'indignent de ce qu'ils n'ont toujours pas de raffineries de pétrole (très rentables en Yougoslavie), alors que la Bosnie et la Serbie en sont pourvues (et suffisent à alimenter le marché intérieur). Ces revendications provinciales servent de toile de fond à une agitation souvent confuse, mais qui témoigne de l'étonnante vitalité du système yougoslave.

En novembre 1969 éclate l'affaire Milos Janko. Ce dirigeant du PC croate (il est aussi vice-président du Parlement fédéral) s'en prend aux tendances chauvines et nationalistes en Croatie. Trouvant ces accusations injustifiées, le parti croate le désavoue en décembre, et quatre mois plus tard l'Assemblée nationale croate le prive de son mandat de député. Milos Janko est assimilé par ses adversaires aux dogmatiques, qu'on commence à appeler kominformistes (par référence à la décision du Kominform qui condamna la Yougoslavie en 1948).

Dans les premiers mois de 1970, la campagne contre les kominformistes se précise. Il semble, en effet, que ceux qu'on affuble de cette étiquette sont assez nombreux dans le parti et dans l'administration : fonctionnaires fédéraux qu'inquiète la large autonomie accordée aux républiques, notables de l'appareil du PC qui craignent une accélération du processus de libéralisation. Ils se tournent donc automatiquement vers l'URSS. Celle-ci, si l'on en croit les accusations yougoslaves, n'y est pas restée indifférente. On cite des cas de démarches de techniciens soviétiques auprès de plusieurs entreprises en difficulté, leur promettant des contrats très avantageux. L'affaire prendra une telle proportion que le 20 février 1970 le parti serbe dénoncera « les pays étrangers qui veulent briser l'unité de la nation », visant en termes voilés l'URSS.

En réalité, le véritable débat, une fois débarrassé des étiquettes et des problèmes des particularismes nationaux, oppose ceux qui veulent approfondir les caractéristiques originales du modèle yougoslave en poursuivant la réforme économique, même si elle entraîne certaines modifications de type capitaliste, et ceux qui réclament un retour aux principes marxistes-léninistes. C'est pourquoi, parmi ces derniers, on retrouve non seulement des dogmatiques, mais aussi quelques représentants d'une opposition de type gauchiste, comme les rédacteurs du journal étudiant Student, qui seront révoqués le 11 janvier 1970.

La très grande liberté accordée aux entreprises yougoslaves est d'ailleurs trop neuve pour ne pas susciter plusieurs critiques. Ce qu'elles ont gagné en dynamisme elles l'ont perdu en stabilité : plus d'un tiers des entreprises qui s'étaient rapidement développées grâce à l'assouplissement des mécanismes de crédit étaient insolvables en 1969 ; les salaires avaient augmenté de 16 %, mais le revenu national de 9 % seulement.