Une année bloquée

Après douze ans de gaullisme, un an sans de Gaulle : l'année Pompidou. C'est sans doute ainsi que l'histoire désignera le second semestre de 1969 et le premier semestre de 1970. Cependant, si l'on voulait dépeindre d'un mot le climat de la vie politique française au cours de cette période, on pourrait parler tout aussi bien d'une année bloquée.

Bloquée, la Constitution : ceux qui espéraient et ceux qui redoutaient que, dès le départ du général de Gaulle, les institutions qu'il avait imaginées, créées et animées seraient remises en cause ou au moins révisées ont été les uns vite déçus, les autres vite rassurés. Les mécanismes ont joué et s'il y a bien eu, dans la foulée de la campagne présidentielle, des velléités de modification de quelques articles de la loi fondamentale (les dispositions relatives aux suppléants des parlementaires, par exemple), elles sont demeurées sans lendemain.

Bloquée aussi la politique extérieure, au moins sur tout l'essentiel. L'entrée dans la majorité et au gouvernement de nouveaux venus ou de revenants, plus Européens et plus Atlantique que leurs alliés gaullistes, plus réservés aussi à l'égard de la politique arabe du régime, n'a pratiquement rien changé dans le fond, sinon dans le ton, de la diplomatie française. Et la stratégie, y compris nucléaire, demeure également régie par les mêmes principes qu'auparavant.

Bloquées encore les réformes de structure : ni la régionalisation, délibérément renvoyée à 1971 au plus tôt, ni les grandes remises en ordre fiscale, administrative, économique, industrielle et commerciale, pourtant bien nécessaires, n'ont été vraiment entreprises. Simplement, les changements amorcés dans l'université par la loi d'orientation se sont poursuivis, avec plus de désordres que de résultats, et une certaine évolution de la vie sociale a été recherchée, parfois avec succès. Quelques clefs ainsi tournées, non sans grincements, ne sauraient permettre d'ouvrir la porte par où devrait passer une transformation radicale de l'organisation et des habitudes du pays. Or, la période était éminemment favorable pour mettre en chantier des révisions plus ou moins déchirantes puisque aucune échéance électorale importante ne pesait sur le gouvernement et sa puissante majorité.

Bloquée surtout la société française : gauchistes agités, commerçants irrités, paysans alarmés, d'autres catégories sociales encore ont délibérément choisi de poursuivre leurs objectifs propres par la virulence, voire par la violence, au mépris de l'intérêt de la collectivité. Quand une telle situation se présente, c'est au moins le signe que les voies normales du dialogue et même de la revendication sont fermées. On peut toutefois se consoler à cet égard en se disant que la France n'est pas seule à connaître ces vicissitudes et qu'à des degrés divers tous les systèmes politiques et sociaux, voire économiques, des grandes nations évoluées souffrent des mêmes maux. On eût aimé, néanmoins, que le pays, qui n'a pas de guerre sur les bras comme l'Amérique, pas de choix difficile à faire comme l'Angleterre devant le Marché commun, pas de passif à effacer comme l'Allemagne devant sa propre division, montre le chemin. Ce ne fut pas le cas.

Une hypothèque

Peut-être doit-on chercher la raison de ce blocage et de cette semi-impuissance à le surmonter dans les circonstances propres à la Ve République. Il n'était pas facile, de toutes façons, de succéder à de Gaulle. C'était plus difficile encore pour l'un des siens que pour un adversaire, qui eût évidemment été élu sur des thèmes novateurs et n'eût pas été contraint de prendre en charge tout le gaullisme. La présence silencieuse du général, retiré à Colombey, immobile et impénétrable comme la statue du Commandeur, achevait de compliquer encore l'équation. Allait-il parler ? Que dirait-il ! Songeait-il à revenir un jour au pouvoir ? Devait-on, au contraire, considérer que cette dernière éventualité était, à ses yeux, définitivement écartée ?

Ces questions, pendant les six premiers mois au moins de la présidence de Georges Pompidou, hantaient visiblement les nouveaux dirigeants et d'abord leur chef de file, contribuant à les paralyser, à agiter le mouvement gaulliste, à stériliser l'action du gouvernement, à créer un sentiment de fragilité et, tranchons le mot, de provisoire. Peu à peu, la détermination du grand solitaire s'est confirmée : ayant quitté la politique pour faire sa rentrée dans l'Histoire, où sa place était dès longtemps marquée, de Gaulle consacrait désormais tout son temps et tous ses soins à son œuvre de mémorialiste. Il prenait grand soin d'éviter que la moindre lettre, le moindre propos ne franchissent les murs de la Boisserie. Pour couper court à toute manifestation, quels qu'en soient l'esprit et la forme, il choisissait d'être absent de France pour le trentième anniversaire du 18 juin 1940, date à laquelle son nom restera attaché. Mieux : il choisissait alors de visiter un pays qu'il avait toujours voulu ignorer et même acceptait d'être l'hôte d'un chef d'État qu'il avait évité avec soin, depuis un quart de siècle, de rencontrer et de cautionner, si peu que ce soit. Cette attitude signifiait bien que le chef politique et l'homme d'État s'étaient désormais effacés sans recours devant le personnage historique et la personne privée. À l'Élysée, au gouvernement, dans la majorité on respirait plus librement. La sourde crainte qui avait pesé si lourd se dissipait. Elle n'en avait pas moins fait de la première période de ce que certains ont appelé la Ve République bis une année de transition.

La dévaluation

Une transition : il en fallait bien une, de toutes façons, entre « le géant », comme l'avait appelé un jour le président Nixon, et son successeur, quel qu'il soit. Que de catastrophes n'avait-on pas entendu prédire par certains gaullistes, pendant la campagne référendaire d'avril 1969, au cas où le général ne recevrait pas, une fois de plus, l'approbation du pays ! Finalement, l'apocalypse annoncée ne s'est nullement produite. L'élection présidentielle s'est déroulée sans incidents sérieux et, choisi par le corps électoral le 15 juin, installé à l'Élysée le 20, Georges Pompidou intronise le 23 le gouvernement constitué la veille au soir par Jacques Chaban-Delmas. Le nouveau Premier ministre expose son programme à l'Assemblée nationale le 26, après lecture aux deux Chambres d'un message du chef de l'État, et les députés portent à leur présidence un gaulliste, Achille Peretti. Le départ est pris.