Alors que tous les experts attendaient un retournement de la conjoncture à la fin de l'hiver ou au printemps, le boom économique persiste encore au début de l'été. Souvent les entreprises ne produisent pas davantage, uniquement parce qu'elles manquent de main-d'œuvre, de machines ou d'approvisionnement ; ce n'est pas faute de commandes.

La production s'essouffle à suivre la consommation. C'est le signe évident que la France est passée de l'expansion à l'inflation. La preuve : les achats à l'étranger pulvérisent tous les records et ne sont couverts qu'à 80 % par les ventes, pourtant stimulées par la haute conjoncture chez nos principaux clients, notamment en Allemagne.

Le déficit

Ce déficit commercial aggrave l'hémorragie de devises. La France consomme tous les crédits qui lui ont été accordés en novembre ; mais il va bientôt falloir puiser dans l'ultime trésor : ce qui reste d'or dans les caves de la Banque de France.

Le président Pompidou trouve, en arrivant à l'Élysée, un franc un peu plus fragile encore que celui qu'il avait laissé en quittant Matignon un an plus tôt. Et V. Giscard d'Estaing s'installe rue de Rivoli en songeant que c'est déjà lui qui, en 1963, avait présidé au lancement du plan de stabilisation.

Toutefois, cette évolution préoccupante de la conjoncture économique entre juillet 1968 et fin juin 1969 ne doit pas faire oublier les performances réalisées par l'économie après la crise de mai-juin 1968. Personne ne s'attendait à ce que les pertes dues aux grèves soient épongées aussi rapidement. La croissance sur l'ensemble de l'année a, certes, été inférieure aux objectifs du plan : 4,2 % au lieu de 5,7 % ; on craignait pis.

L'appareil de production a fait preuve d'une souplesse inattendue. Des gains de productivité (c'est-à-dire la production par heure de travail) sans précédents ont été enregistrés en 1968 : + 7,5 % dans les activités non agricoles (taux moyen de la période 1959-1967 : 5,1 %). Cela doit être attribué aux investissements réalisés durant les années antérieures ; à l'amélioration des méthodes de gestion, dont la mode du management est l'illustration ; à la concentration des entreprises dans des unités de plus grandes dimensions, et au vent stimulant de la concurrence étrangère.

En outre, l'année 1968 apparaît comme une année favorable aux salariés, qui ont accru leurs gains comme jamais depuis le début de la Ve République, sans être pour autant une année néfaste pour les entreprises. Ce phénomène apparemment paradoxal — les hausses de salaires sont des charges pour les entreprises — s'explique par le fait que les difficultés ont été répercutées sur l'État et la monnaie.

Sur l'État, qui a soulagé les entreprises par des allégements fiscaux et des facilités de crédit ; sur la monnaie, qui a souffert du déséquilibre des échanges extérieurs. Naturellement, ces difficultés finiront par revenir sur le dos des Français, car l'État devra bien se procurer des ressources pour rééquilibrer ses comptes et l'équilibre extérieur exigera des sacrifices.

Il est encore trop tôt pour faire le bilan de tous ces transferts de charges ; mais il semble peu probable qu'en bout de chaîne les bénéficiaires et les victimes des secousses supportées par l'économie française depuis un an soient exactement les mêmes que les bénéficiaires et victimes apparents.

L'industrie se modernise

Bien loin de marquer un temps d'arrêt dans l'évolution des structures économiques et sociales du pays, toutes ces secousses paraissent l'avoir accélérée. On a assisté à de nouvelles restructurations industrielles, dans l'automobile (Fiat-Citroën), la construction électrique (CGE-Thomson) et la chimie.

Dans le même temps, le milieu patronal connaissait une tension croissante entre les managers entreprenants et les employeurs traditionnels ; l'offre publique d'achat de BSN sur Saint-Gobain a pu apparaître, malgré son échec, comme une sorte de motion de censure proposée par les dirigeants de BSN aux actionnaires de Saint-Gobain, contre les dirigeants de cette dernière entreprise.