tradition
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin traditio, dérivé de tradere, « remettre », « transmettre ». Le terme est passé d'un usage juridique (transmission matérielle d'un patrimoine) à un contexte davantage marqué par le souci culturel de continuité et de pérennité.
Esthétique
Héritage reçu et transmis culturellement, parfois perçu comme une entrave mais qui féconde la création en l'inscrivant dans une dimension universelle.
La notion de tradition garde de son origine juridique et religieuse l'idée de la transmission d'un contenu essentiel parce qu'il a le pouvoir d'établir des relations privilégiées entre les hommes. C'est en ce sens qu'elle intéresse toute forme de culture. L'idée de culture présuppose en effet un processus de sédimentation des habitus et des traditions et la crise de la culture, dont l'autre nom serait la modernité, coïncide avec la croyance en la disparition – réelle ou supposée – des traditions.
La tradition ne prend son véritable sens que dans une dialectique avec l'idée d'innovation, comme moyen de sauvegarder et de réengendrer la signification. Elle est donc constitutivement intégratrice et non incompatible avec une idée de progrès procédant par accumulation et transmission. Elle ne refuse pas l'originalité, mais y voit l'effet d'une combinaison singulière formée à partir de présupposés collectifs – « l'esprit d'une époque » – et donc reconstituables. La tradition vit de l'exégèse de l'expérience dont elle est à la fois la sédimentation et la condition de possibilité. Ainsi, chaque grande époque artistique doit réinventer pour son propre compte son rapport au passé, le rendre lisible d'une manière qui permet de le projeter à nouveau vers l'avenir.
Dans la perspective de l'histoire de l'art, la tradition est un outil de la description des appartenances et des filiations. En repérant les critères discriminants, elle facilite le travail d'attribution des œuvres et la classification des styles. Si elle tend à minimiser le poids des individualités et du génie au profit d'une compréhension de la vie artistique en termes d'écoles, de groupes et de préceptes, elle éclaire en revanche la question des sources et des modèles. Reste que, pour l'artiste, la tradition est moins un patrimoine qu'un matériau de réemploi dans lequel il puise en fonction de ses interrogations actuelles, de la citation savante ou de l'allusion complice jusqu'à l'attitude la plus désinvolte, voire iconoclaste.
La survivance d'une tradition dépend des vivifications que le présent lui insuffle. Pour le créateur, rien n'est jamais définitivement antique : l'antique est une construction, un remaniement perpétuel. Paradoxalement, c'est donc l'innovation qui édifie la tradition et non l'inverse.
Danièle Cohn
Notes bibliographiques
- Haskell, F., la Norme et le caprice. Redécouvertes en art (1976), trad. Flammarion, Paris, 1986, rééd. « Champs », 1993.
- Linton, R., le Fondement culturel de la personnalité (1945), trad. Dunod, Paris, 1959.
- Seznec, J., la Survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l'humanisme et dans l'art de la Renaissance, Flammarion, Paris, 1980, rééd. « Champs », 1993.
→ culture, modernité, nouveau, symbole
La tradition est-elle une réalité ?
Aujourd'hui, le terme de tradition est devenu un maître mot, parfois solidaire d'un argument d'autorité, au cœur de débats philosophiques ou politiques. Qu'elle renvoie à un ensemble de pratiques, de manières de penser, de dire ou de faire, ou à un corps de doctrines, historiques, politiques, religieuses, etc., nul ne semble douter qu'une tradition soit quelque chose d'ancien qui se transmet de génération en génération. Cette ancienneté et cette transmission garantiraient la valeur d'une tradition donnée et justifieraient qu'on la préserve des effets supposés corrosifs du temps et du contact avec d'autres traditions.
Pourtant, il convient de se demander si le mot de tradition renvoie bien à une réalité dotée de contours nets, identifiable et donc définissable. Une tradition possède-t-elle effectivement des propriétés discernables telles que l'âge ou la continuité ? Ne serait-elle pas plutôt une simple entité nominale, un vêtement linguistique susceptible d'habiller toute sortes d'objets ? Si tel était le cas, il conviendrait alors de récuser une conception substantialiste de la tradition et les usages qu'on fait de cette notion.
Ancienneté et continuité du dépôt
L'idée selon laquelle la tradition s'apparenterait à une chose dont l'intégrité serait préservée dans le temps fait écho à l'usage d'origine du mot, juridique et religieux. Juridique, d'abord, puisque dans le droit romain la tradition signifiait la cession de biens matériels ; religieux, ensuite, et tout particulièrement au sein des monothéismes, où la tradition renvoie à la transmission d'une révélation divine. Ainsi la Michnah, recueil d'enseignements rabbiniques, relate-t-elle que « Moïse reçut la Torah au mont Sinaï et la transmit à Josué ; Josué la transmit aux anciens, les anciens aux prophètes, et les prophètes aux hommes de la grande Assemblée ». Tout à la fois réception, conservation et légation, la tradition opère la transmission du message divin. Une telle conception laisse clairement entendre que la tradition s'appréhende essentiellement comme un contenu dont les modalités de transmission ne sont certes pas négligeables mais demeurent néanmoins subordonnées à l'autorité de la révélation (c'est Dieu qui est l'auctor). Il en résulte que la légitimité de la tradition repose précisément sur sa capacité à transmettre, par quelques moyens que ce soit, une vérité qui la précède et qui ne s'épuise ni dans sa factualité historique ni dans les modalités de sa transmission. Le concret de la révélation, consigné par écrit uniquement dans un souci de sauvegarde, y est considéré – avec respect et vénération – comme un dépôt dont la teneur ne doit en rien être altérée. « Garde le bon dépôt à l'aide du Saint-Esprit qui habite en nous tous », recommande Paul à son disciple Thimothée. Le sentiment que le maintien et la préservation de ce dépôt sont un devoir sacré signifie ici clairement que la tradition a été identifiée à un corpus de doctrines, du moins à quelque chose de tangible, qu'on peut remettre en mains propres, ainsi qu'en témoignent symboliquement les rites d'apposition des mains.
Puisque la tradition est un dépôt, il semble évident que l'ancienneté et la continuité en sont les attributs indispensables. Toute tradition se transmettrait de façon continue depuis la nuit des temps – faute de quoi, semble-t-il, elle perdrait de sa valeur. L'ancienneté et la continuité tendent d'autant plus à être promues en critères normatifs qu'elles introduisent un élément cumulatif, lequel confère dans le temps une valeur ajoutée à la tradition. Celle-ci, pour reprendre l'image évoquée par Hegel, serait comparable à une chaîne sacrée, à l'image d'un « un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source ». Loin d'être une simple répétition, la tradition engendrerait donc des bénéfices dont jouirait tour à tour chaque génération. Et ce principe de capitalisation, assurant à la tradition son énergie propre, ouvrirait aussi en droit la série infinie de ses appropriations, sous la forme de l'héritage ou du patrimoine des ancêtres. La tradition ne serait finalement rien d'autre qu'un bien dont il y aurait des représentants, des destinataires et des propriétaires attitrés.
Le substantialisme des sciences humaines
Mais alors qu'elle était reconnue, en référence à l'Antiquité ou à l'Ancien Régime, comme source des valeurs morales et politiques, la tradition, à partir du xviie s., va être l'objet d'évaluations successives visant à en contester l'autorité. Ce mouvement d'émancipation trouve son origine dans la mise en examen cartésienne de tout héritage historique : véritable tabula rasa où l'opinion et la coutume sont révoquées en doute et que viendra relayer l'affirmation du primat du sujet et de son autonomie. Dénoncée au tribunal de la raison par les Lumières, la tradition, forme préréflexive de conformité sociale et intellectuelle, se voit reléguée au rang de préjugé. Elle n'est donc plus en rien ce magistère de la vie prôné par les traditionalistes mais, au mieux, un simple objet d'étude livré au savoir de l'historien.
C'est donc comme norme et non comme fait que la tradition a été interrogée. La querelle des Lumières et du romantisme, loin de remettre en cause la définition traditionnelle de la tradition a, au contraire, consacré cette dernière dans son statut d'objet, lui assurant une postérité durable. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que les sciences sociales naissantes aient adhéré elles aussi à cette conception substantialiste de la tradition. Elles n'avaient, somme toute, qu'un pas à franchir pour ordonner un partage des savoirs (historiques et anthropologiques) et des cultures (traditionnelles et modernes) autour de cette chose indispensable et pourtant fantomatique qu'est la tradition.
Une conception à revoir
Car cette représentation substantialiste et cumulative de la tradition est néanmoins contestable. Certes, de nombreuses traditions sont anciennes mais toutes ne le sont pas. Certaines furent même inventées de toutes pièces pendant la révolution industrielle sans que pour autant elles soient dépourvues d'effectivité(1). L'ancienneté n'est donc pas une propriété intrinsèque de la tradition. Quant à la continuité, il convient d'admettre qu'elle est difficilement vérifiable dans les univers culturels ne disposant pas d'archives. Et lorsque la vérification est possible, par exemple grâce à l'enregistrement d'un mythe récité à plusieurs années de distance, elle révèle l'existence de variations ou d'innovations notables(2). On objectera peut-être que ce trait culturel ne concerne que les traditions orales. C'est probable, mais doit-on en déduire qu'il n'existerait que des traditions écrites ? On voit l'absurdité d'un tel raisonnement, d'autant plus qu'on serait bien en peine de prouver dans lesdites traditions l'existence d'une continuité stricto sensu. Force est donc de constater que ni l'ancienneté ni la continuité ne sont constitutives de la tradition. Et partant, faute d'identifier un « noyau dur » qui ne serait pas susceptible de transformation ni d'interprétation nouvelle, la tradition ne peut plus être assimilée à une vérité inaltérable ni à un dépôt thésaurisé. La représentation substantialiste et cumulative s'avère finalement largement illusoire. Auquel cas l'opposition canonique entre les sociétés « traditionnelles » et les sociétés « modernes » n'est plus vraiment justifiée : aucun groupe humain n'a la possibilité de sauvegarder son passé ni de s'en affranchir totalement. Bien plutôt, toutes les sociétés sont contraintes de combiner la conservation et le changement. Il n'existe aucune société qui soit exclusivement traditionnelle ou moderne – ces deux termes, à supposer qu'on veuille encore les conserver, entretenant une relation plus dialectique que dichotomique. La tradition n'est donc pas une chose, tout comme elle ne constitue en rien l'essence d'une société.
L'écrit et l'oral
Il n'en reste pas moins que toutes les sociétés n'accordent pas la même importance à leur passé : certaines privilégient la continuité par rapport au changement (et semblent parfois en minimiser totalement l'importance), alors que d'autres valorisent plus volontiers l'innovation. Cette différence – de degré et non de nature – se comprend mieux dès que, premièrement, on se déprend de l'illusion, quasi transcendantale, selon laquelle la tradition serait un ensemble de choses plus qu'une manière de les transmettre et que, deuxièmement, on étudie les modalités de transmission respectives de ces sociétés : l'oral et l'écrit. En effet, dans les sociétés de l'oralité la transmission repose sur la capacité à écouter et à répéter de mémoire une parole, un récit ou un mythe. Si fidèle la mémoire veut-elle être, elle ne peut néanmoins manquer de faire place à l'oubli, à la déformation ou encore à l'innovation. Ces changements sont le plus souvent ignorés, sciemment ou non, aussi bien par les orateurs que par les auditeurs de ces récits. Faute de réfèrent objectif, chacun est contraint de croire sur parole à l'exactitude de ce qui est dit sans disposer jamais des moyens de le vérifier. En revanche, l'écriture, parce qu'elle affranchit le langage de sa fonction immédiate de communication, rend possible la constitution d'un modèle auquel on se rapporte librement. Celui-ci permet non seulement de mesurer la conformité de ce qui est dit ou écrit mais aussi d'évaluer l'importance du changement. Les modalités de transmission ont bien une efficience indéniable puisqu'elles informent entièrement l'appréhension des contenus culturels : alors que la transmission orale semble conduire à l'assimilation de toutes les différences présentes au langage de la tradition, l'écriture, elle, autorise différentes attitudes (traditionalisme, criticisme, relativisme, perspectivisme), rendues possibles par l'existence d'un réfèrent stable. Elle introduit un type de réflexivité qui assure une mise à distance des contenus transmis, leur constitution en objet d'étude, tout comme elle offre les moyens de s'en affranchir plus aisément.
Une réflexivité à l'œuvre
Il serait néanmoins excessif d'opposer radicalement l'écrit et l'oral et d'en conclure que les sociétés de l'oralité sont dépourvues de réflexivité – incapables en ce sens d'une véritable activité critique. Cela reviendrait à réitérer une opposition typologique des sociétés. Même si « la fixation par écrit est au centre même du phénomène herméneutique »(3), c'est la tradition (au sens de tout ce qui est transmis) et non l'écriture qui constitue, de façon quasi transcendantale, la condition de possibilité préréflexive de la réflexivité. Car c'est en elle que s'opèrent le partage d'un certain nombre de croyances communes ainsi que l'accord sur des normes minimales de rationalité sans lesquelles aucune activité critique ne serait possible. En revanche, c'est la réflexivité qui, empiriquement cette fois, offre à la tradition sa condition de viabilité historique. Et celle-ci est à l'œuvre dans toutes les sociétés. Il n'existe pas en effet de société naïve qui transmettrait sans réfléchir aux raisons, aux objets et aux modalités de sa transmission. En ce sens, la soumission obstinée à la coutume est peut-être moins à comprendre comme le signe d'un aveuglement que sur fond d'un sentiment de contingence et de finitude que chaque génération tente de conjurer en instituant à nouveau l'ordre rassurant de la tradition. Il serait d'ailleurs illusoire de croire que cette soumission à la tradition est unanime : les débats, les oppositions et les révoltes témoignent bien plutôt d'une absence de consensus. Par ailleurs, la découverte d'une altérité, résultant du contact entre les sociétés, oblige ces dernières à faire retour sur leurs propres traditions, à en comprendre la relativité. Chaque société tend ainsi aux autres un miroir dans lequel elles viennent se réfléchir et questionner la légitimité des pratiques et des valeurs constitutives de leur identité. Il n'existe donc pas non plus de solipsisme culturel et il importe de reconnaître que toutes les sociétés sont engagées dans un dialogue où un effort de compréhension est toujours mobilisé. Aussi n'y a-t-il jamais de transmission sans réflexivité.
Horizon, héritage et fabrication de la tradition
Si la tradition se conjugue toujours au passé, la notion de réflexivité – capacité de retour à soi – indique clairement qu'elle ne se compose pourtant qu'au présent et interdit sa réduction aux seules pratiques de légation. En effet, quel que soit le legs des générations antérieures ainsi que la dette contractée envers elles, c'est à la génération présente de choisir ce qui, pour elle, vaut d'être conservé. Ce n'est qu'à travers cet effort de lecture critique, de sélection, qu'elle peut véritablement hériter du passé, c'est-à-dire non seulement l'accueillir mais aussi l'assumer pleinement. Ce que l'on nomme tradition n'est donc pas simplement un donné mais in fine le produit d'une recréation : chaque héritier construit ainsi rétrospectivement ce qui lui a été transmis. On a pu dire à ce titre que la tradition se présentait sur le modèle de la « filiation inversée », le fils engendrant et choisissant son propre père(4). Il importe néanmoins de ne pas dissocier les modalités d'héritage (réception et appropriation) des pratiques de transmission et d'en souligner la complémentarité. Avant de constituer ce fond approprié, reproducteur et générateur de la vie sociale, la tradition est d'abord un horizon de sens qui fait signe au présent et que celui-ci interroge. Les injonctions au souvenir et les principes d'orientation visant la détermination d'une forme de vie ne constituent certes pas un mode d'emploi pour le présent mais un testament non négligeable pour comprendre le sens de la tradition. L'oublier c'est ouvrir la voie à une conception instrumentale de la tradition qui se plie trop volontiers au règne des faits – et qui, à terme, renoue avec une forme de substantialisme. La tradition ne peut se résumer à sa dimension de produit et les recompositions qui la constituent ont beau être efficientes, elles n'en sont pas toutes pour autant légitimes. Sinon, traditionalistes et orthodoxes en seraient les représentants légitimes et il n'y aurait nulle différence entre la tradition et l'institution qui prétend la représenter ou en être la gardienne tutélaire. Compte aussi ce que l'institution occulte et rejette (oppositions, dissidences, schismes, etc.). Il ne s'agit pas simplement d'admettre que la tradition fait l'objet d'une contestation contre laquelle elle cherche à se défendre(5).
Nous voulons dire plutôt que c'est précisément parce que la tradition est une reconstruction – qui n'est jamais la seule possible – qu'elle est toujours en droit contestable et ouverte de fait à la contestation. Celle-ci lui est donc consubstantielle. Ce dernier point a toute son importance. Il signifie qu'on ne saurait doter la tradition d'une existence objective et la définir de façon définitive. Et d'en conclure avec W. Benjamin qu'« un péril menace tout aussi bien l'existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. À chaque époque il faut tenter d'arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s'emparer d'elle »(6). Elle doit donc être pensée comme un concept, dynamique et variable, dont la nature est travaillée par la liberté et qui résiste à toute forme de maîtrise.
Philippe Simay
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Hobsbawm, E., et Ranger, T., The Invention of Tradition, Cambridge U. P., Cambridge, 1983.
- 2 ↑ Goody, J., « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec ou sans écriture : la transmission du Bagre », in L'Homme, XVII (1) : 29-52, 1977.
- 3 ↑ Gadamer, H. G., Vérité et Méthode, Seuil, Paris, 1996.
- 4 ↑ Pouillon, J., Fétiches sans fétichisme, Maspero, Paris, 1975.
- 5 ↑ Balandier, G., Anthropo-logique, PUF, Paris, 1974.
- 6 ↑ Benjamin, W., « Sur le concept d'histoire », in Œuvres, t. III, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 2000.
- Voir aussi : Lenclud, G., « Qu'est-ce que la tradition ? », in Transcrire les mythologies, Destienne, M. (éd.), Albin Michel, Paris, 1994.