ressentiment

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


De ressentir.

Morale, Philosophie de la Religion

Disposition assez stable qui fige un rapport purement réactif de l'homme au monde et le porte à la rancune.

Le remords est le mouvement même de l'âme coupable, qui se reproche inlassablement le mal qu'elle a causé : « Le souvenir de mes actions bonnes ou mauvaises me fait un bien être ou [un] mal être durable plus réel que celui qui en fut l'objet ; ainsi les plaisirs d'un moment m'ont souvent préparé de longs repentirs ; ainsi les sacrifices faits à l'honnêteté et à la justice me dédommagent tous les jours de ce qu'ils m'ont une fois coûté et pour de courtes privations me donnent d'éternelles jouissances. »(1). Et la punition, dans un monde où ils connaissent tous les succès, réside dans les mêmes remords qu'ils finiront bien par s'adresser. Le ressentiment est un tel choc en retour, qui inscrit la conscience morale dans un mouvement d'interminable retour sur soi. L'homme du remords (au plan moral) ou du ressentiment (au plan psychologique) ne peut jamais oublier. En somme, le ressentiment pose la question de l'usage moral de la mémoire.

Nietzsche distingue entre la personnalité saine, qui demeure active en ses réactions, et le décadent qui ne peut produire une telle réponse face aux excitations du dehors. Or, dans le processus de contrôle des réactions, la mémoire joue un rôle essentiel, car elle peut constituer une force positive de régénérescence. Elle peut se faire « faculté active d'oubli » pour éliminer les traces purement réactives. Au contraire, le ressentiment désigne une invasion de la conscience par les souvenirs qu'elle rumine : « L'homme chez qui cet appareil d'amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique – il n'arrive plus à “en finir” de rien. »(2) L'homme du ressentiment, au fond, n'est plus capable de vouloir, c'est-à-dire de produire de nouvelles possibilités.

La dimension morale du ressentiment engage donc une psychologie qui éclaire le statut spécifique de la conscience. Le tort de la psychologie critiquée par Nietzsche est de ne pas découvrir l'aspect actif et positif de l'oubli. On doit à Deleuze(3) d'avoir dégagé la proximité de ces thèses de la Généalogie de la morale avec l'hypothèse topique examinée (avec précaution) par Freud. Dans le système inconscient, la trace est presque immuable, au lieu que la conscience, au terme d'une certaine évolution, est devenue « apte uniquement à recevoir de nouvelles excitations ». Le ressentiment s'oppose en réalité à la conscience, comme activité. L'homme du ressentiment est haineux, d'une haine qui sanctionne la sclérose de la conscience, c'est-à-dire la rapidité avec laquelle les excitations se figent en lui : « On n'arrive à se débarrasser de rien, on n'arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s'approchent indirectement de trop près. »(4)

L'esprit de vengeance, selon Nietzsche, acquiert sa véritable forme, qui s'applique au ressentiment comme à sa matière, avec la figure du prêtre (juif puis chrétien), « l'homme qui change la direction du ressentiment »(5). Car c'est en lui-même que l'homme réactif trouve finalement la cause de sa souffrance. Le moment chrétien définit alors le passage du ressentiment à la mauvaise conscience – mais dans cette transformation, le ressentiment dépasse le niveau psychologique pour désigner le simple substrat de la culpabilité, qui engage la dimension rationnelle du sujet moral.

André Charrak

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Rousseau, J.-J., Lettres morales, lettre IV.
  • 2 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 2e dissertation, § 1.
  • 3 ↑ Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, « Ressentiment et conscience ».
  • 4 ↑ Freud, S., la Science des rêves ; « Ecce homo », I, 6.
  • 5 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, 3e dissertation.

→ conscience, culpabilité, inconscient, mémoire