passion

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin passio, « affection de l'âme », qui appartient lui-même à la famille de pati, passus, « souffrir, supporter, être patient ou passif » ; le terme latin dérivait du grec pathos.

Philosophie Générale, Morale, Politique

Manifestation de la vie affective ou désirante de l'homme, engageant une part de passivité qu'il doit assumer.

Pathos peut désigner, en grec ancien, la manière dont le comportement et la vie d'un individu sont brutalement affectés. Ce qui se manifeste ainsi ne se réduit pas au chaotique ou à l'irrationnel. La puissance du divin sur l'homme et la manière dont s'accomplit le destin peuvent aussi s'y révéler.

La Médée d'Euripide manifeste une certaine transformation dans cette conception(1). Le pathos n'engage plus une sorte de force étrangère qui arrive de l'extérieur, mais l'être irrationnel propre à l'individu, en l'occurrence le thumos (le « cœur », l'« irascible ») de Médée (v. 1078-1080).

Cette intériorisation ouvre la conceptualisation de la passion. Le pathos engageait, semble-t-il, une passivité essentielle et ingouvernable au sein de l'individu. Il va être maintenant pris dans la problématique d'un rapport à soi comme maîtrise ou comme gouvernement de soi-même. Ainsi, concevoir la passion n'est pas seulement opposer le passif à l'actif, l'irrationnel au rationnel (selon le schéma pathos versus logos), c'est interroger et analyser leur rapport au sein de notre existence.

Dans le Timée (69 d), de Platon, les pathè sont toujours conçus comme « redoutables » et « inévitables » (deina kai anangkaia)(2) ; mais c'est pour autant qu'ils supposent la contradiction et le conflit au sein même d'un être humain. C'est pourquoi leur étude mobilise celle de notre âme, et entraîne, dans le livre IV de la République, une des premières occurrences du principe de contradiction (436 b)(3). En discernant en l'âme des éléments susceptibles d'être contraires, on est conduit à distinguer en elle le concupiscible (épithumia), l'irascible (thumos) et l'intelligence (noûs). C'est en même temps une hiérarchie naturelle qui apparaît. L'étude de la cité éclaire, en fait, celle de l'âme. Un élément paraît plus digne de commander : celui qui est rationnel. L'âme comporte un aspect supérieur et un aspect inférieur. Dans le Timée (69 c), le concupiscible et l'irascible composent cependant une partie inférieure mortelle, si distincte de la partie rationnelle qu'elle constitue une « autre espèce d'âme » constituée pour le corps. Celle-ci est dotée d'une puissance propre, mais est ainsi irrationnelle par nature.

Cette séparation tranchée ne se retrouve pas dans la philosophie d'Aristote, qui ne tend plus à séparer le sensible et l'intelligible, le rationnel et l'irrationnel. En tant qu'elle est le principe d'un corps organisé, l'âme est une ; il reste que les pathè affectent l'âme sensitive commune à l'homme et aux autres animaux. La théorie générale de l'attribution à l'œuvre dans le traité des Catégories présente simultanément l'action (to poïen) et la passion (to pascheïn) comme deux catégories s'appliquant à ce qui fait et à ce qui subit(4) ; cela permet à la passion d'être un type de prédicat affirmable d'un sujet quelconque, qui se distingue de ce qui constitue proprement sa substance. Le fait que notre âme soit affectée par une passion ne constitue pas d'emblée une menace. Les passions peuvent être utilisées, elles doivent être ajustées, et l'homme de bien ressent celles qui sont appropriées (Éthique à Nicomaque II, 5, 1106 b 16-24)(5). La passion émeut, peut mettre en mouvement un auditoire. Ainsi, la Rhétorique définit et analyse les passions en fonction de l'usage que le rhéteur peut en faire. Elles apparaissent comme « ce qui en nous modifiant produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir » (Rhétorique, 1378 a 20)(6). Cette définition influencera l'analyse des passions au moins jusqu'à Kant, on la retrouve presque constamment dans ce qu'on désigne sous le nom d'« affectivité ».

Il peut sembler incohérent d'analyser positivement les passions en tentant de concevoir une âme dont la nature serait étrangère à la raison. C'est le cas de la partie inférieure de l'âme dans le Timée et, en un sens, de l'âme sensitive aristotélicienne. N'est-ce pas faire obstacle à la recherche elle-même et à son souci ?

Les stoïciens vont, au contraire, essayer de montrer que les passions n'ont aucune puissance (dunamis) propre et qu'elles n'engagent, en fait, aucune activité naturelle de l'âme. Toute impulsion (hormê, impetus) provient de la partie centrale et directrice de notre âme : l'hégémonique (hêgémonikon). Elle est suscitée par une représentation, mais dépend de l'assentiment (sunkathatésis, assensus, approbatio) que l'hégémonique lui accorde. Or, il peut décliner d'accepter une représentation, malgré son évidence et sa vérité. Il peut aussi se laisser aller à la première représentation impulsive sans la rapporter au système complet des notions et des prénotions. L'impulsion devient alors excessive, parce qu'elle est déréglée. Elle n'est pas intrinsèquement irrationnelle, mais déraisonnable, et constitue une perturbation de l'âme (perturbatio animi). C'est pourquoi, selon Cicéron(7), la formule « n'être plus en son pouvoir » (exisse ex potestate) définit l'état de passion. Cet état se réduit donc à une maladie de l'âme et il est antinaturel ; il suppose faiblesse dans le jugement et incohérence. Il faut, au contraire, rechercher la fermeté de l'âme. L'impulsion doit se former dans cette dernière selon la droite raison qui permet à l'univers de se déployer, c'est-à-dire selon la nature.

Le sage a atteint l'apathie (apathéïa), l'impassibilité ; mais sa fermeté morale ne signifie pas qu'il est insensible. Il faut distinguer les pathè des bonnes passions (eupatheia, constantiae). Ces dernières ne constituent plus des perturbations de l'âme, mais sont produites par notre pouvoir et par la bonne santé de notre âme. Le sage vit un profond contentement (chara, gaudium) qui se distingue du simple plaisir (hêdonê, voluptas) ; il a souhait et volonté (boulêsis, volontas), par opposition au simple désir (epithumia, libido, cupiditas) ; il est, enfin, vigilant, a de la circonspection (eulabeia, cautio), au lieu d'avoir de la peur (phobos, metus)(8).

La volonté (voluntas), en tant qu'elle ne dépend que d'elle-même, est pour saint Augustin(9) au centre de tous les mouvements de l'âme. Sous l'apparente continuité avec le stoïcisme s'accomplit, en fait, une rupture vis-à-vis de la pensée grecque et hellénistique. Un rôle central est donné à l'initiative de la volonté humaine et à sa capacité de faillir. Les passions sont autant de volontés. Quand celles-ci se reconnaissent un objet positif, elles se nomment amour ; les quatre passions principales des stoïciens (désir, joie, crainte, tristesse) s'y ramènent. Quand le désir est la convoitise d'une chose terrestre (libido), il est une concupiscence. Le pécheur éprouve à la fois le pouvoir infini de son arbitre et son impuissance.

À la différence des stoïciens, Descartes considère que les passions sont « toutes bonnes de leur nature » (article 221)(10) ; contre saint Thomas et la néoscolastique, il refuse de distinguer l'irascible et le concupiscible. Dans les Passions de l'âme, son but est d'intervenir non « en orateur ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » (« Lettre d'envoi »). Il s'agit donc d'expliquer les passions conformément aux exigences de clarté à l'œuvre dans la géométrie et la nouvelle physique mécaniste. À cette fin, il faut bien distinguer l'âme, dont procèdent les pensées, du corps, qui appartient à l'étendue et qui a en lui son propre principe corporel de mouvement.

Les passions doivent être attribuées à l'âme, mais en tant qu'elles sont causées par le corps. Elles sont « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qu'on rapporte particulièrement à elle et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (article 27). Les « esprits animaux » (des particules qui se déplacent dans le cerveau) agissent sur l'âme par leur action sur la glande pinéale. Ils provoquent ainsi une pensée involontaire et confuse, qui peut nous agiter fortement. La passion est ainsi reçue comme le sont les objets extérieurs, mais en étant rapportée à l'âme.

Ce dernier point, qui renvoie à notre vie passionnelle elle-même, est fondamental. La passion ne se réduit pas à un mouvement corporel. Il existe, d'ailleurs, des passions causées par la seule action de l'âme (article 51), et Descartes devra envisager des « émotions intérieures ». Le principal effet des passions « dans les hommes » est « qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps » (article 40). Ainsi, la peur incite à fuir ; la hardiesse, à combattre. Dans la passion, l'âme ne se contente pas de recevoir, voire d'exprimer des mouvements du corps ; elle prend une certaine disposition.

C'est donc, en fait, « ma nature » qui est en jeu(11) : « La complexion (complexionem) ou l'assemblage de toutes les choses que Dieu m'a données » (Méditation sixième), c'est-à-dire la composition de ces substances irréductibles que sont l'âme et le corps. Dans la Méditation troisième, la nature était apparue comme « une certaine inclination (impetus) » qui me porte à croire une chose, mais sans la certitude de la lumière naturelle. Cette nature agit dans la passion, et nous permet d'en faire usage, en disposant notre âme à vouloir ce qui est utile au composé : « L'usage de toutes les passions consiste en cela seul qu'elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister en cette volonté » (article 52). C'est ainsi que nous pouvons vivre l'union de l'âme et du corps, sans pouvoir la comprendre distinctement.

Les passions ont donc pour fin d'inciter et de disposer une volonté qui reste fondamentalement libre. L'admiration est la première de toutes, en tant qu'elle est une surprise subite qui porte l'âme à « considérer avec attention » certains objets (article 70). Les autres passions vont ensuite nous inciter à nous tourner vers ce qui nous paraît nous convenir. Il y a six passions primitives (l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse). Nous pouvons donc toujours « acquérir un pouvoir absolu sur nos passions » (article 50), l'habitude pouvant même séparer les passions jointes naturellement aux mouvements cérébraux.

Descartes peut alors montrer qu'une passion est paradoxalement la « cause » de l'« estime » qu'un homme peut avoir pour lui-même : la générosité (articles 152-153.) Celle-ci engage deux aspects. Elle suppose que cet homme connaisse « qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué et blâmé, sinon pour ce qu'il en use bien ou mal ». Elle implique fondamentalement ce que cet homme éprouve, le fait qu'« il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user ».

De même que la force de notre âme se connaît immédiatement par le résultat de nos actes, de même la générosité implique que nous éprouvions la constante et ferme résolution de notre volonté. Nous sommes ainsi ramenés à l'obscurité de notre vie affective, et à l'usage que nous pouvons effectivement en faire en « cette vie ».

Malebranche reformule la conceptualisation cartésienne en fonction de la notion d'inclination. Les inclinations naturelles sont des mouvements naturels aux esprits en tant qu'ils se dirigent vers le bien, la volonté y est apparentée. Les passions ou les émotions sensibles sont des inclinations en rapport avec le corps(12). Hobbes, quant à lui, réduit la raison à n'être que « le calcul des dénominations générales », elle n'est qu'au service de la vie affective. Celle-ci se comprend à partir des « petits commencements de mouvement qui sont intérieurs au corps de l'homme » nommés « efforts » (endeavour, conatus)(13). Ainsi, les passions doivent être considérées comme « les commencements intérieurs des mouvements volontaires. »

C'est notamment en critiquant Descartes et les stoïciens que Spinoza élabore sa propre théorie des passions. Pour traiter de la vie affective en physicien, il convient de ne pas faire de l'homme « un empire dans un empire » ; c'est pourtant ce qu'auraient fait ces philosophes en pensant que la volonté pouvait acquérir un pouvoir absolu (potestatem absolutam) sur les passions (Éthique, III, préface ; V, préface)(14). Il faut traiter de la conduite de la vie humaine en recherchant des explications selon « la puissance commune de la nature ».

À cette fin, Spinoza n'identifie pas d'emblée affectivité et passion. La vie affective est comprise (dans une certaine proximité avec Hobbes) à partir de l'effort (conatus) selon lequel notre essence individuelle existe en acte comme corps et comme idée du corps (âme). Une affection (affectio) est la modification d'une substance ou d'un mode de cette substance. Un affect (affectus) est une affection du corps, un processus dans lequel la puissance d'agir de ce corps est « accrue ou diminuée, secondée ou réduite. » Il est en même temps l'idée de cette affection. La passion s'opposera encore à l'action, mais en tant même que notre activité se distingue de notre passivité : « Quand nous pouvons être la cause adéquate (adaequata possimus esse causa) de cette affection, elle est une action, sinon elle est une passion » (III, définition 3). Ainsi les « force et croissance d'une passion quelconque ne se définissent point par la puissance (potentia) avec laquelle nous persévérons dans l'existence, mais par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre » (IV, proposition 5). La passion est l'effet sur nous-mêmes d'un mode de la substance plus puissant que nous. Nous ne pouvons donc avoir un empire absolu sur la passion, celle-ci a une effectivité et une nécessité irréductibles, elle n'est pas simplement le produit illusoire d'un défaut de rationalité ou de maîtrise.

Toutes les fluctuations qui définissent notre vie affective peuvent se définir à partir du désir, en tant qu'il est l'essence même de l'homme déterminée par une affection quelconque (III, définition des affections). La joie est le passage (transitio) d'une moindre à une plus grande perfection ; la tristesse, le passage inverse. En fait, au-delà de la distinction entre activité et passivité, l'affect engage l'économie interne d'une complexion affective toujours singulière : l'ingenium de chacun. Celui-ci est à la base de nos jugements. Il détermine notre interprétation du comportement des autres.

Comme nous sommes aussi soumis à un mécanisme d'imitation des affects, des identifications s'opèrent et des groupes partageant les mêmes passions se constituent. Cette analyse a d'importantes conséquences religieuses et politiques. Elle permet de comprendre le comportement de la « multitude » et la manière dont celle-ci peut être conduite par la crainte. Elle permet de comprendre comment se développe la démocratie et comment un État peut ou non s'engager vers plus de rationalité.

La libération, le salut de chacun ne peut advenir par une maîtrise de soi plus efficace ; il sera la conséquence du développement de notre puissance de comprendre, en tant que c'est par elle que notre âme est pleinement active.

Selon Hume, une passion existe primitivement sans avoir « aucune qualité représentative ». L'agitation que suscite la colère ne passe pas en tant que telle par une idée représentative(15). En elle-même, la passion ne peut contredire la raison, puisque seule celle-ci enchaîne les idées. La passion structure, par contre, l'ensemble de l'existence humaine (et l'on peut étudier précisément ses mécanismes réguliers)(16). On considère généralement au xviie s. qu'un esprit sans passion reste stupide. Politiquement, il faut tenter de substituer aux passions violentes des passions calmes, telles que le désir de s'enrichir. Il faut faire prévaloir comme mobile la poursuite de son intérêt propre. C'est ainsi que, selon Montesquieu(17), le développement du commerce permet d'éluder la violence.

En assimilant de nouveau les passions à une « maladie de l'âme », Kant n'opère pas une « régression » vers le stoïcisme, il initie une nouvelle approche.

En effet si l'Anthropologie du point de vue pragmatique condamne vigoureusement la passion (Leidenschaft), c'est en soulignant que celle-ci n'appartient pas à la simple affectivité(18). Alors que l'émotion (Affekt) engage la faculté du plaisir et de la peine, la passion concerne la faculté de désirer.

L'inclination (Neigung) (inclinatio) est « le désir sensible qui sert de règle au sujet (habitude) », mais la passion (Leidenschaft) (passio animi) est l'inclination qui « interdit à la raison de la comparer dans l'optique d'un certain choix avec la somme de toutes les inclinations » (article 80). La passion est une « inclination réfléchie » ; par cette réflexion, elle interdit à notre arbitre de la comparer à toutes les autres et s'érige en maxime d'action. Une partie de nos fins est prise pour la totalité de celles-ci. Ainsi, l'ambitieux n'agit plus qu'en fonction de son ambition. C'est donc la raison qui est atteinte, au cœur même de la faculté de désirer. La passion constitue un principe même de détermination du pouvoir (Kraft) du sujet et de tous ses actes, qui asservit sa volonté.

La passion est ainsi une folie inguérissable et, plus précisément, une manie, mais en tant même qu'elle règle les désirs d'un sujet. Ce qui est concerné est, par définition, « l'utilisation que les hommes font entre eux de leur personne et de leur liberté ». Ainsi, la passion corrompt notre volonté, mais elle la suppose et l'engage dans une activité. Après Kant, la passion pourra apparaître comme ce en quoi se réalise et s'accomplit la subjectivité.

Hegel reprend, en un sens, la conception kantienne de la passion : « La passion contient dans sa détermination sa restriction à une particularité de la détermination volontaire où la subjectivité de l'individu est plongée tout entière [...] »(19). Cependant, au lieu de souligner la folie de cette restriction, il relève qu'« avec les impulsions (Triebe) elle constitue la vitalité (Lebendigkeit) du sujet, suivant laquelle il existe lui-même dans la fin et l'exécution de celle-ci ». Dans la passion, le sujet existe activement. C'est pourquoi il faut réhabiliter la formule, rejetée par Kant, selon laquelle « rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion »(20). Un principe, une maxime sont abstraitement vrais, mais l'activité humaine est le moment de la réalité effective.

Le développement de la rationalité et son sens sont immanents à cette activité ; c'est pourquoi il faut se méfier de la métaphore d'une « ruse » de la raison manipulant de manière extérieure les passions humaines pour se développer. Cependant, Hegel souligne que les passions « constituent l'élément moteur et énergique d'actions générales ». Il semble seulement concevoir la passion singulière d'un « héros », tel Napoléon, comme ce en quoi le progrès de « l'Idée s'aliène pour continuer son propre développement ».

C'est pourquoi, face à Hegel, Kierkegaard met au contraire en avant le rôle de l'existence de la subjectivité passionnée dans le rapport à la vérité.

L'existence est devenir. De ce fait, pour un sujet existant, l'identité de l'être et de la pensée propre à la vérité n'est qu'une abstraction. Il ne peut se trouver dans un état unissant le fini et l'infini que dans l'instant de la passion. Ce dernier constitue « pour un homme existant le sommet de l'existence ». En lui, « dans l'éternité de la fantaisie », l'individu est « rendu infini » et « il est pourtant plus que jamais lui-même »(21). La synthèse est évidemment inaccomplie, mais l'individu y éprouve suprêmement son intériorité et sa subjectivité. Ainsi, la connaissance essentielle est « éthique ou éthico-religieuse », et la vérité se découvre comme paradoxe : « L'incertitude objective appropriée fermement par l'intériorité la plus passionnée, voilà la vérité. » Notre rapport à la vérité nous conduit ainsi à accomplir un saut dans la foi, mais l'appropriation en jeu est « ferme » en tant qu'elle engage le coup d'audace d'une décision « qui choisit l'incertitude objective et la passion de l'infini ».

Dans Être et Temps, Heidegger recentre un certain nombre d'acquis de la pensée de Kierkegaard sur l'analytique du Dasein(22). Le Dasein en tant qu'il existe a, chaque fois, à être, et son existence se décide en lui. Ainsi, le Dasein a une compréhension « existentielle » directrice de soi-même (§ 4). Or, d'emblée, en existant, le Dasein se trouve là et se sent de telle ou telle manière (sich befinden). La disposition (Befindlichkeit) constitue ainsi un « existential » dans lequel apparaît la tonalité affective, l'humeur (Stimmung) du Dasein : le fait qu'il soit toujours disposé d'une certaine manière dans son ouverture au monde (§ 29). Le comprendre (Verstehen), même dans le cas de la plus pure théorie, est toujours déterminé par cette disposition.

La disposition est ouverte avant tout connaître ou tout vouloir. Pour la concevoir, il faut dépasser la différence entre sentiment et sensation, et celle entre activité et passivité. Elle n'est pas intérieure, et engage « l'ouverture co-originaire du monde, de l'être-là-avec, et de l'existence ».

C'est, en effet, la manière même dont le rapport au monde, aux autres et à l'existence peut être interprété qui se manifeste dans la disposition. Elle ouvre ainsi « le caractère de fardeau (Lastcharakter) du Dasein », la tonalité affective, l'humeur manifestant « où l'on en est et où l'on en viendra ». Ainsi, la passivité que comportait classiquement la passion devient ici la révélation du poids ou de la charge d'être que le Dasein a à être dans son rapport au monde : ce qui nous échoit ; et que Heidegger appelle l'« être-jeté » (Geworfenheit).

Le terme « passion » a quasiment disparu du vocabulaire de la psychologie. Il souligne d'emblée ce qu'il y a de passif dans les phénomènes affectifs ou désirants, et semble d'emblée les soumettre à une évaluation morale. C'est pourquoi on lui a préféré des termes plus neutres, comme celui d'« émotion ». Mais c'est effacer ce qui était en jeu dans la problématique de la vie passionnelle : la vie affective ou désirante en tant qu'elle est éprouvée et que nous avons à l'assumer. C'est pourquoi la notion se rejoue dans l'analyse heideggerienne de la « disposition ». Elle peut, par exemple, se redécouvrir dans l'accent mis par le dernier Foucault sur le « souci de soi » et l'« herméneutique du sujet ».

Jean Paul Paccioni

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Euripide, Médée, trad. Flacelière, PUF, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Platon, Timée, trad. Brisson, Garnier-Flammarion, Paris, 1992.
  • 3 ↑ Platon, la République, trad. Bréhier, in Œuvres complètes I, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950.
  • 4 ↑ Aristote, Catégories, IX, trad. Ildefonse et Lallot, Seuil, Paris, 2002.
  • 5 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1967.
  • 6 ↑ Aristote, Rhétorique, livre II, trad. C. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, Le livre de poche, Paris, 1991.
  • 7 ↑ Cicéron, Tusculanes, III, 5, trad. Fohlen et Humbert, vol. 2, Les Belles Lettres, Paris, 1968.
  • 8 ↑ Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, trad. E. Bréhier, « Les stoïciens », Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, p. 53.
  • 9 ↑ Augustin (saint), De civitate Dei (427), trad. sous la direction de L. Jerphagnon « La cité de Dieu », in Œuvres II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 2000.
  • 10 ↑ Descartes, R., les Passions de l'âme (1644), éd. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1967.
  • 11 ↑ Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad. française par le duc de Luynes, « Les méditations métaphysiques » (1647), édition de M. Beyssade, Le livre de poche, Paris, 1990.
  • 12 ↑ Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), livre IV, chap. I ; livre V, chap. I, in Œuvres complètes, t. I, Vrin, Paris, 1972.
  • 13 ↑ Hobbes, Th., Léviathan, (1651), trad. F. Tricaud, « Léviathan », chap. 6, Sirey, Paris, 1971.
  • 14 ↑ Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn « Éthique », Vrin, Paris, 1983.
  • 15 ↑ Hume, D., A Treatise of Human Nature, Book II (1739), trad. Cléro, « Traité nature humaine, livre II », Garnier-Flammarion, Paris, 1991.
  • 16 ↑ Hume, D., Four Dissertations, « Dissertation on the passions » (1757), trad. Cléro, « Dissertation sur les passions », Garnier-Flammarion, Paris, 1991.
  • 17 ↑ Montesquieu, C. L. de S., De l'esprit des lois (1748), Garnier-Flammarion, Paris, 1979.
  • 18 ↑ Kant, E., Anthropologie in pragmatischer Hinsicht (1798), trad. A. Renaut, « Anthropologie du point de vue pragmatique », Garnier-Flammarion, Paris, 1993.
  • 19 ↑ Hegel, G. W. F., Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1817), §§ 474-475, trad. Gibelin, « Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques », Vrin, Paris, 1978, pp. 263-264.
  • 20 ↑ Hegel, G. W. F., Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte (1837), trad. Gibelin, « Leçons sur la philosophie de l'histoire », Introduction, Vrin, Paris, 1979, pp. 29-32.
  • 21 ↑ Kierkegaard, S., Afsluttende Uvidenskabelig Efterskrift til de Philosophiske Smuler, trad. Petit, « Post-scriptum aux miettes philosophiques », Gallimard, Paris, 2002, pp. 171-176.
  • 22 ↑ Heidegger, M., Sein und Zeit (1927), trad. Martineau, « Être et temps », Authentica, Paris, 1985.

→ affection, amour, désir, disposition, émotion, émotivisme, pitié, raison, volonté