mesure

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin mensura, « mesure ».


La mesure désigne en même temps une activité et un concept. Platon distingue entre l'art qui mesure une quantité, en fonction du plus et du moins, passant par l'étalonnage, de l'art qui vise la « juste mesure », c'est-à-dire ce qui constitue un intermédiaire entre deux extrêmes, une modération. La mesure est alors la science de l'harmonie, et c'est en ce sens que Dieu peut être dit mesure de toutes choses. La juste mesure dans l'action permet d'articuler chez Aristote le domaine de la morale et celui de la politique(1).

Histoire des Sciences, Philosophie des Sciences, Physique

Procédé méthodique aboutissant à associer un nombre à une propriété ou à un phénomène.

Le premier principe qui régit ce procédé est le respect des relations d'ordre entre propriétés ou phénomènes comparables par les relations d'ordre entre les nombres qui leur sont associés.

Le second principe consiste à définir conventionnellement comme unité soit l'une des propriétés ou phénomènes de la classe considérée, soit un couple de propriétés si l'on ne dispose pas d'un zéro absolu. Effectuer une mesure consistera alors à comparer telle propriété à l'unité, directement ou en la mettant en interaction avec un instrument étalonné. Le résultat de la mesure sera un multiple de l'unité.

Les résultats de mesure qui correspondent à des propriétés ou à des phénomènes non comparables (ne relevant ni de la même unité ni de la même procédure instrumentale) peuvent être combinés algébriquement entre eux. C'est par exemple le cas de la masse et du volume, dont le quotient définit une « densité ». La maîtrise des combinaisons algébriques de ce type est l'objet d'une discipline appelée l'analyse dimensionnelle.

Comme l'a souligné E. Cassirer, avant même de représenter un passage du qualitatif au quantitatif, la mesure implique un passage de l'intuitif au symbolique (via le procédural), et corrélativement du subjectif à l'objectif. D'une appréciation intuitive-subjective du plus et du moins, on passe à l'attribution de symboles numériques par le biais d'une procédure universelle de comparaison à l'unité. La mesure constitue donc le prérequis fondamental de toute science visant à établir des relations objectives entre phénomènes.

De sa position d'arrière-plan latent, où elle était reléguée en physique classique, la mesure est passée au premier plan en physique quantique et relativiste. Ainsi, dans sa théorie de la relativité restreinte de 1905, Einstein a subordonné la définition des relations spatiales et temporelles aux possibilités de les mesurer, au lieu de forcer la mesure à respecter des conceptions préalables de l'espace et du temps. En mécanique quantique, on s'est par ailleurs aperçu qu'il n'était plus possible de minimiser le fait que l'acte de mesurer implique une interaction physique avec l'instrumentation. Dans un premier temps, vers 1927, W. Heisenberg et N. Bohr ont essayé d'exprimer ce constat en parlant de perturbation des propriétés de l'objet par l'agent de mesure qui échange avec lui un quantum fini d'énergie. Mais dans un deuxième temps, vraisemblablement vers 1935 sous le coup de l'article d'Einstein, de Podolsky et de Rosen, Bohr a réalisé à quel point ce mode d'expression était lourd de préjugés sur d'hypothétiques propriétés supposées préexister à leur « perturbation ». Il a dès lors préféré insister sur l'impossibilité de dissocier dans le phénomène ce qui revient à l'objet présumé et ce qui revient à l'agent de mesure : c'est ce qu'il est convenu d'appeler le « holisme » de Bohr.

La question de savoir s'il est légitime de traiter les instruments de mesure comme objets parmi d'autres de la théorie s'est par ailleurs posée aussi bien en relativité qu'en mécanique quantique. Einstein a souvent remarqué, non sans embarras, que la rigidité des règles et l'isochronie des horloges dans chaque repère inertiel représentaient deux présupposés constitutifs intangibles de sa théorie. En théorie quantique, les appareils de mesure opèrent également comme présupposés constitutifs. D'une part, la définition des observables est basée sur une notion générique de leur principe de fonctionnement. Et, d'autre part, tout ce que fournissent les « vecteurs d'état » est une liste de probabilités pour des résultats de mesures effectuées par le biais de ces appareils. Rien n'empêche, il est vrai, de traiter un appareil de mesure donné comme objet de la théorie quantique et de lui attribuer un vecteur d'état ; mais cela ne fait que transférer la fonction d'arrière-plan constitutif à un autre appareil de second niveau. Le vecteur d'état de l'appareil de premier niveau ne fournit en effet que des probabilités pour les résultats de mesures qui pourraient être effectuées avec un appareil de second niveau.

L'effacement de la distinction entre le plan théorique (celui des observables et des vecteurs d'état) et l'arrière-plan métathéorique (celui de la description des appareils de mesure) a suscité ce qu'il est convenu d'appeler le problème de la mesure. Pour le comprendre, rappelons ce qu'est le problème de la mesure selon la sagesse commune des physiciens. Supposons d'abord, avec eux, qu'un vecteur d'état représente l'« état » d'un objet. Si l'on prend l'appareil de mesure pour objet (dans un mouvement qui consiste à ramener le plan métathéorique au niveau de la théorie), il apparaît légitime de lui attribuer un état, représenté dans l'espace de Hilbert par un vecteur d'état. Le problème est que cet état s'écrit généralement, à la suite de l'interaction que suppose l'opération de mesure, sous forme d'une superposition linéaire d'états propres. En transposant la métaphore appliquée en 1935 par Schrödinger à son célèbre chat, on doit admettre que la mécanique quantique représente l'état de l'appareil après l'opération de mesure comme « mélangé ou brouillé », au lieu de lui assigner une définition précise. Mais en lisant les indications de l'appareil au laboratoire, on constate que cet état n'a rien de mélangé, et qu'il est parfaitement défini. Une contradiction semble donc se faire jour entre l'expérience concrète et la théorie opérant comme sa propre méta-théorie. La première façon d'éviter ce paradoxe consiste à renoncer à assigner un rôle métathéorique à la théorie quantique, c'est-à-dire à refuser de l'utiliser pour décrire l'appareil de mesure. C'est l'option choisie par Bohr, qui considérait que tout ou partie des appareillages devait être décrit au moyen des seuls concepts de la physique classique. L'autre façon d'éviter le paradoxe est de tirer toutes les conséquences du fait que le vecteur d'état opère comme générateur de prédictions probabilistes relatives à diverses mesures possibles, plutôt que comme « état » absolu. La résolution du problème de la mesure ne revient alors plus à forcer la mécanique quantique à décrire l'« état » d'un appareil comme bien déterminé après la mesure. Elle consiste seulement à montrer de quelle manière la structure du calcul quantique des probabilités, qui comprend des termes d'interférence lorsqu'il est appliqué à prédire des phénomènes microscopiques, peut devenir quasi classique (ses termes d'interférence devenant négligeables) lorsqu'il est appliqué à prédire des phénomènes macroscopiques. C'est ce passage d'un calcul quantique à un calcul quasi classique des probabilités dans la région d'organisation des appareils de mesure que démontre la théorie de la décohérence.

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Gauthier-Muzellec, M.-H., Aristote et la juste mesure, PUF, Philosophies, Paris, 1998.
  • Voir aussi : Beaune, J.-C. (dir.), La mesure. Instruments et philosophies, Champ Vallon, Seyssel, 1994.
  • Bush, P., Lahti, P. et Mittelstaedt, P., The Quantum Theory of Measurement, Springer-Verlag, 1996.
  • Krantz, D. H., Luce, R. D., Suppes, P., et Tversky, A., Foundations of Measurement, Academic Press, 1971.
  • Roche, J. J., The Mathematics of Measurement, a Critical History, Athlone Press, 1998.
  • Schrödinger, E., « La situation présente en mécanique quantique » (1935), in Physique quantique et représentation du monde, Seuil, Paris, 1992.

→ incommensurable, milieu, observable, observation, quantique (logique), quantique (mécanique), relativité