incommensurable
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Épistémologie, Philosophie des Sciences
S'emploie depuis les années 1960 dans le champ de la philosophie des sciences pour qualifier un certain type de rapport entre des paradigmes, théories ou concepts scientifiques.
En un sens intuitif mais vague, deux théories scientifiques à propos du même objet (le monde physique par exemple) sont dites incommensurables lorsqu'elles diffèrent si profondément qu'il semble n'exister entre elles aucune commune mesure. Au sens précis que Kuhn finit par conférer au terme, l'incommensurabilité signifie l'impossibilité de superposer les structures lexicales constitutives de deux théories, les deux réseaux conceptuels mobilisés de part et d'autre pour décrire le même objet opérant des découpages trop radicalement différents de cet objet et recourant chacun à des traits discriminants inconnus de l'autre. Elle découle d'après Kuhn du fait que ce qui est dicible dans un langage donné peut ne pas du tout l'être dans un autre (ou ne l'être que trop approximativement).
Première introduction de l'incommensurabilité en philosophie de la physique
C'est en 1962 que Kuhn(1) et Feyerabend(2) introduisent, indépendamment l'un de l'autre, le terme d'incommensurabilité en épistémologie. Deux théories physiques T1 et T2 sont dites incommensurables quand l'on ne peut définir les termes (théoriques et / ou observationnels) de T1 au moyen des termes de T2 (et vice versa) ; corrélativement, ce ne sont en général plus (ou plus exactement) les mêmes choses ou situations qui tombent sous le même signifiant dans T1 et dans T2. L'incommensurabilité découle donc de changements de signification (meaning) et comporte des aspects à la fois intensionnels et extensionnels. Chez Kuhn dans les premiers écrits, elle comprend en outre des changements relatifs aux normes de scientificité (méthodes, problèmes-types et solutions standards) associées à deux paradigmes.
L'incommensurabilité dans la dernière phase de la réflexion kuhnienne
L'incommensurabilité devient après 1962 la thèse kuhnienne la plus controversée, et le concept fait chez Kuhn l'objet de réélaborations parfois subtiles(3) :
1) les changements de normes ne sont plus considérés comme relevant de l'incommensurabilité ;
2) l'incommensurabilité des contenus théoriques est présentée comme une conséquence du fonctionnement holistique de tout langage humain (et est donc susceptible de s'appliquer à des théories non scientifiques) : elle tient au fait que la signification d'un terme t − ou son usage, ou les conditions de son emploi correct − dans T1, ne peut être saisie indépendamment de la manière dont t se trouve connecté (sous certains rapports rapproché et sous d'autres rapports opposé) à d'autres termes t′, t″ et t‴ de T1, du fait que t, t′, t″ et t‴ délimitent réciproquement leur contenu et constituent les nœuds d'une structure lexicale multidimensionnelle qui s'applique en bloc à l'expérience et à travers laquelle s'effectue l'identification des référents ;
3) l'incommensurabilité de deux théories T1 et T2 est alors définie comme la non-homologie des structures lexicales de T1 et de T2 : lorsqu'un signifiant t de T1 se maintient dans T2, il se trouve dans T2 connecté à d'autres signifiants que t′, t″ et t‴, et / ou connecté de manière différente aux mêmes signifiants, de telle sorte qu'aucune unité signifiante de T2 n'est (même approximativement) équivalente en intension et en extension à celle qui correspond à t dans T1. Kuhn parle d'impossibilité de traduire : l'on ne peut sans distorsions de sens excessives (lesquelles s'accompagnent presque toujours de changements au niveau des référents) remplacer l'un quelconque des termes t, t′, t″, etc. de T1 par un terme (ou une expression courte) de T2 ;
4) l'incommensurabilité est en général seulement locale : tous les termes de T1 ne sont pas impossibles à traduire dans ceux de T2 ;
5) l'incommensurabilité de T1 et de T2 n'empêche nullement un adhérent, disons de T2, de comprendre les affirmations de T1 et d'accéder à la vision du monde qu'elle propose. Mais il doit pour ce faire fréquenter assidûment la structure lexicale de T2, jusqu'à devenir familier avec le système des similitudes, des oppositions et des équivalences propres de T2, et jusqu'à savoir mettre en rapport les ingrédients de ce système avec des états de choses observables. Kuhn nomme un tel processus « interprétation ». Il le décrit comme analogue à l'apprentissage d'une langue étrangère, et appelle « bilinguisme » la compétence qui résulte d'une interprétation réussie. Le philosophe des sciences bilingue est capable de basculer d'une vision du monde de T1 à celle de T2, mais il ne peut pour autant traduire au sens kuhnien tous les termes de T1 dans ceux de T2.
Les conséquences épistémologiques de l'incommensurabilité, importantes, continuent d'être l'objet de débats(4) et touchent essentiellement à trois questions interconnectées.
L'incommensurabilité récuse-t-elle le réalisme scientifique ? Si des paradigmes incommensurables découpent le monde de manière radicalement différente et postulent en conséquence l'existence d'entités fondamentalement distinctes, il devient difficile de prétendre que les théories successives offrent une image toujours plus fidèle de la réalité. Dans le cas des théories physiques, on tente souvent de sauver le réalisme contre Kuhn en arguant que la forme des équations mathématiques est globalement préservée de la physique de Newton à la mécanique quantique en passant par la théorie de la relativité. Kuhn ne nie pas cette continuité formelle, mais souligne qu'elle s'accompagne d'une rupture conceptuelle : les mêmes symboles (la masse, le temps, etc.) n'ont pas la même signification dans les physiques de Newton, d'Einstein et de Bohr, et l'incommensurabilité concerne le niveau de l'interprétation physique de ces lois. Reste dans ces conditions aux défenseurs du réalisme structural à préciser la nature de la correspondance postulée entre la forme des équations mathématiques et la réalité physique.
L'incommensurabilité empêche-t-elle de comparer les théories scientifiques à propos du même objet ? Il s'agit d'une interprétation répandue mais d'après Kuhn erronée. L'on ne saurait certes comparer point par point les visions du monde coordonnées à deux théories incommensurables, évaluer individuellement les énoncés de chaque système. Mais il reste en général possible de comparer deux paradigmes, considérés comme deux touts indécomposables, du point de vue de leur succès eu égard à des objectifs stables déterminés (notamment eu égard à leur efficacité prédictive)(5) : l'incommensurabilité étant seulement locale, les nombreux termes qui restent employés à peu près de la même manière par les deux théories fournissent une base suffisante pour un jugement comparatif du type spécifié.
L'incommensurabilité implique-t-elle le relativisme ? Il l'a souvent semblé, à la fois du fait de l'impossibilité supposée de comparer deux paradigmes incommensurables eu égard à des objectifs et à des normes de scientificité fixés, et du fait de l'affirmation kuhnienne de la variation de ces normes au cours du temps. La première raison a été considérée en 2 / et procède d'après Kuhn d'un malentendu. La seconde ne relève pas de l'incommensurabilité telle que la conçoit Kuhn dans l'état le plus abouti de sa réflexion, et ne justifie de toute façons pas d'après Kuhn l'accusation de relativisme, puisque reste affirmée l'existence d'un progrès scientifique (conçu non comme dévoilement progressif de la vérité, mais comme augmentation de la capacité à résoudre des énigmes et du succès prédictif).
Léna Soler
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kuhn, T., La structure des révolutions scientifiques, 1962, Flammarion, 1983.
- 2 ↑ Feyerabend, P., « Explanation, Reduction, and Empiricism », 1962, in Scientific Explanation, Space, and Time, Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. iii, pp. 28-97, H. Feigl et G. Maxwell éd., University of Minnesota Press.
- 3 ↑ Kuhn, T., « Commensurability, Comparability, Communicability », 1982, in PSA 1982, Proceedings of the 1982 Biennal Meeting of the Philosophy of Science Association, pp. 669-688, éd. P. D. Asquith and T. Nickles, Philosophy of Science Association, 1983.
- 4 ↑ Hoyningen-Huene, P., Reconstructing Scientific Revolutions, 1989, University of Chicago Press, 1993.
- 5 ↑ Kuhn, T., « Possible Worlds in History of Sciences », 1989, Possible Worlds in Humanities, Arts ans Sciences, pp. 9-32, S. Allen éd., de Gruyter, 1989.
- Voir aussi : Kuhn, T., La tension essentielle, 1977, Gallimard, 1990 ; « What are Scientific Revolutions ? », 1987 ; The Probabilistic Revolution, vol. 1, Ideas in History, pp. 7-22, éd. L. Krüger, L. J. Daston and M. Heidelberger, Cambridge MIT Press, 1987 ; « The Road since Structure », 1991, in PSA 1990. Proceedings of the 1990 Biennal Meeting of Philosophy of Science Association, vol. II, pp. 2-13, A. Fine, M. Forbes et L. Wessel (éd.), Philosophy of Science Association, 1991 ; « Afterwards », 1993, in World Changes. Thomas Kuhn and the Nature of Science, pp. 311-341, P. Horwich (éd.), Cambridge (MA), MIT Press, 1993.
- Soler, L., Introduction à l'épistémologie, 2000, chap. 7, Ellipse, 2000.