communisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Politique
Courant de pensée et projet politique, économique et social de l'époque moderne et en particulier du xixe s., qui puise ses origines tant dans l'antiquité grecque que dans les religions bibliques et orientales.
Les origines bibliques
Tant selon les Actes des Apôtres que selon le Talmud, Samuel, « le premier des prophètes », a été le créateur des communautés connues sous le nom d'« écoles des prophètes », qui s'établissaient en dehors des agglomérations et au sein desquelles la règle était la vie en commun. À cette première source réelle du « communisme » s'ajoute chez les prophètes l'égalitarisme indissociable du message messianique ; dans le royaume futur il ne devait plus y avoir ni rois ni seigneurs. Pendant les deux siècles précédant l'avènement du christianisme, la cupidité des classes supérieures ainsi que les marchandages dont faisaient l'objet les hautes fonctions du Temple suscitèrent une aspiration à la régénération religieuse et sociale qui s'incarna en particulier dans l'essénisme. La communauté essénienne peut être considérée « comme le prototype d'une société communiste »(1). Saint Luc signale aussi qu'avant Jésus, Jean-Baptiste exigeait des possédants qu'ils partagent leurs biens avec les pauvres.
Selon le témoignage des Actes des Apôtres (2, 44-45 et 4, 34-35) la première communauté chrétienne se constitua à Jérusalem entre 35 et 37 de notre ère ; ses adhérents mirent leurs biens en commun et renoncèrent à toute propriété privée. Toutefois – distinction importante pour la définition du communisme – ce communisme n'était pas un communisme de production mais uniquement de consommation. Au xviiie s., l'utopiste Morelly verra dans Jésus la personnification de l'idéal communiste ; au xixe s., Cabet l'appellera « Prince des communistes ». Ces jugements se justifient par l'image de Jésus qui se dégage du troisième évangile. L'égalitarisme chrétien trouve en effet son plus ardent porte-parole en saint Luc ; le livre 6, versets 22 à 34, appelle à rayer de sa mémoire la distinction entre le mien et le tien. Les préceptes de Luc seront repris dans les années 80 à 90 de notre ère par la Doctrine des Douze Apôtres. Après Luc, l'Épître de Jacques accusera les riches non seulement d'abuser des jouissances matérielles et d'accaparer les capitaux mais d'avoir recours à toutes sortes de subterfuges au moment de la paie pour détourner à leur profit la plus grande part possible des sommes dues aux ouvriers.
L'idéal communiste se développera et se concrétisera dès le iie s. chez les hérétiques – chez les manichéens, chez les nicolaïtes, qui sont partisans de la communauté des femmes, chez les disciples de Carpocrate d'Alexandrie, auteur du Livre de la justice – puis dans le communisme monastique. Dans son Règlement, saint Basile prescrit aux membres des communautés religieuses : « Que tout soit commun à tous, et que personne n'ait rien en propre, ni vêtement, ni chaussure, ni rien de ce qui est à l'usage des corps ». Quant aux Pères de l'Église, saint Augustin le premier, ils ne doutaient pas que Dieu avait créé le monde pour que ses richesses fussent communes à tous les hommes. Mais c'est d'une part dans le monachisme, d'autre part dans les hérésies que va s'affirmer l'idée d'un retour à l'égalité naturelle comme solution aux maux du temps. Le mouvement prend de l'ampleur pendant tout le Moyen Âge ; à des degrés divers il contribue à la Réforme (mouvement des Taborites, inspirés par J. Huss, Frères Moraves de J. Hutter, anabaptistes de Münster, qui prônaient la pauvreté et la mise en commun des biens au sein de communautés d'élus...), et lui imprime une dimension messianique qu'elle ne satisfera pas.
Tout autant que le christianisme primitif, l'islam primitif est imprégné d'une morale égalitaire et communautaire exprimant la fraternité qui unissait les premiers disciples de Mahomet. L. Gardet dit d'Abu Dharr al-Ghiffari qu'il fut « un socialiste avant la lettre ». Cette idéologie s'est maintenue jusqu'au seuil du monde moderne dans les « communautés villageoises » (djemaa), les « corporations » (sinf), les « sociétés d'entraide » (akhi). Massignon, Laoust et Gardet insistent sur le caractère égalitaire et communautaire de la culture politique mulsulmane, qu'exprime la notion d'umma(2).
Égalitarisme et communisme dans l'Antiquité
L'égalitarisme pouvait s'appuyer en Grèce sur les deux principes fondateurs de la Cité : l'isonomie, qui suppose l'égalité de tous les membres de la Cité devant la loi, et l'eunomie, qui implique une organisation harmonieuse de la communauté civique. Des versions radicales apparaissent de très bonne heure dans les milieux intellectuels athéniens, notamment chez les cyniques de l'école d'Antisthène ainsi que chez Diogène de Sinope, tous deux auteurs d'une République. La comédie d'Aristophane les Ecclésiazuses met quant à elle en scène un coup d'État des femmes, qui s'introduisent dans l'assemblée pendant le sommeil de leurs maris et entreprennent de corriger les dysfonctionnements de la démocratie athénienne par des mesures communistes (abolition de la propriété privée, communauté des femmes, etc.). Dans sa Politique, Aristote évoque les projets de réorganisation sociale conçus par Phaléas de Chalcédoine et Hippodamos de Milet, architecte célèbre, dans le contexte des ve-ive s. avant J.-C., lors de la crise que la guerre du Péloponnèse a engendrée dans les Cités. L'apport du premier consiste à ne plus distinguer dans son État idéal que deux catégories de sujets, les propriétaires et les ouvriers, et à placer ces derniers certes sous l'entière dépendance de l'État mais également sous sa protection. L'État concentre entre ses mains toute l'organisation de la production. Si Aristote discute ces projets, c'est que la question de la répartition équitable de la propriété privée est au cœur de sa propre réflexion. Autant il tient pour secondaire la question de la communauté des femmes, autant celle du droit de propriété est à ses yeux « la base de son étude ». Le sol doit être commun à tous, car « l'unité de biens constitue l'unité de cité et le tout appartient en commun à tous les citoyens »(3). Aristote n'abolit pas, en revanche, la propriété privée des biens, mais ces derniers deviennent propriété commune par l'usage social qui en est fait. Comme Xénophon, il donne en exemple l'État spartiate, alors que ce dernier avait en réalité une organisation sociale hiérarchique et nullement égalitaire ; comme dans l'État idéal de Phaléas, l'État Spartiate contrôle toutes les activités, l'individu ne s'y appartient plus, et c'est en ce sens qu'aucun citoyen n'a sur ses biens un droit de propriété absolue. Aristote, au demeurant, ne s'illusionne ni sur le communautarisme des repas en commun (il relève qu'il n'était pas facile aux pauvres d'y participer), ni sur l'égalité politique, car « celui qui ne peut pas payer le contingent perd ses droits politiques ».
Selon Diodore il semble en revanche qu'à une époque la vie en commun fut imposée à la population de Crète. Aristote lui aussi évoque ce temps, dont sont restés les gymnases publics et les repas en commun. Mais à l'examen, le système social et politique crétois se révèle avoir été plutôt aristocratique, tant en ce qui concerne les cosmes qui gèrent les affaires publiques que la composition du Sénat. Bref, si l'antiquité grecque a considérablement contribué à la réflexion sur l'égalitarisme, elle ne présente guère d'exemples de réalisations ou même de tentatives de réalisation, mise à part sans doute la communauté fondée vers le milieu du vie s. avant notre ère par Pythagore à l'extrémité méridionale de la péninsule italienne, dans la cité commerçante de Crotone. Selon Diogène Laërce, elle se composait de pythagoristes et de pythagoriciens. Tandis que ces derniers pouvaient conserver leur fortune et ne se réunissaient qu'aux heures d'étude, les premiers pratiquaient la communauté des biens et vivaient en commun. Eux non plus n'ont pas échappé à la verve satirique d'Aristophane, qui les présente comme des ascètes faméliques.
C'est évidemment la République de Platon qui doit être considérée comme le véritable premier projet d'institution d'un régime communiste. Pour que la justice règne, les gardiens de l'État et les guerriers ne posséderont « rien en propre excepté les choses absolument nécessaires »(4). Dans leur cas la propriété privée apparaît à Platon comme néfaste puisqu'ils doivent se consacrer sans réserve à la chose publique. En revanche, et à la différence de Phaléas, Platon ne prévoit pas une égalité absolue de fortune pour les citoyens de la troisième classe, les laboureurs. Il laisse donc subsister dans son État idéal deux régimes sociaux opposés, l'un reposant sur la communauté des biens, l'autre sur la propriété privée. D'autres aspects font partie de l'arsenal pratiquement canonique de toutes les utopies communistes ultérieures : l'égalité des hommes et des femmes dans l'exercice des charges publiques, l'éducation commune des filles et des garçon, la communauté des femmes des guerriers. Platon, du reste, accepte expressément le caractère utopique de son projet, qui « n'existe que dans nos rêves ». Dans Les Lois il cherchera à formuler un code se rapprochant autant que faire se peut de la Cité idéale.
La Grèce créa véritablement le genre de l'utopie littéraire communiste : le Pays des Méropes de l'historien Théopompe de Milet, la Chronique sacrée d'Evhémère, où il est question d'une île très éloignée du monde connu, située quelque part aux confins de l'Arabie, dans la partie est de l'Océan Indien, la Cité du Soleil de Jambulos, qui contient en germe les utopies de More (1516) et de Campanella (1602). Evhémère distingue trois classes : les prêtres, à la tête de l'État, la classe des laboureurs et la troisième classe, composée de pasteurs. Chez lui aussi s'affirme un des traits qui demeureront fondamentaux dans la tradition utopique et communiste : une forte centralisation du pouvoir, permettant à l'État de contrôler toutes les richesses. Il en va de même chez Jambulos, en dépit de l'extension de sa République utopique composée de sept îles dont aucune n'a moins de cinq mille stades de circonscription. Toute la production, mais aussi toute la consommation, est réglementée par l'État.
La tradition orientale
À de nombreuses reprises, Mao Tsé Tong a présenté le communisme comme l'« accomplissement » du confucianisme : « Le pouvoir d'État et les partis politiques en viennent tout naturellement à disparaître, permettant à l'humanité d'entrer dans l'ère de datong »(5). Le datong, l'ère de la « grande concorde », puise à la source du très ancien Livre des Rites (Li Ji), que connaît encore aujourd'hui tout Chinois cultivé. On y trouve l'évocation d'une société fraternelle dans laquelle l'intérêt mutuel prime sur l'intérêt privé, conception reprise par Mencius au ive s. avant notre ère, apôtre d'un communisme agraire (Jingtian) reposant sur l'égalité et la communauté d'intérêt de tous ceux qui cultivent le même jing. Cette tradition est demeurée vivace jusqu'au xxe s. ; dans les années 1930 encore les marxistes voient en elle non seulement la version chinoise du communisme primitif mais aussi une donnée durable du « mode de production asiatique ». Il faut cependant différencier. Si Mao invoque le confucianisme, l'école taoïste (ve-vie s. avant notre ère) et l'école des agrariens (Nongjia) ont également nourri le communisme chinois, les Nongjia s'affranchissant même des vues de Confucius sur la nécessité de faire diriger l'État par des sages. Enfin et surtout, le bouddhisme, sous sa forme méridionale du Theravada ou du « Petit Véhicule » (Hinayand) a fortement contribué à la tradition égalitaire et utopique(6).
Du communisme utopique au marxisme
En Occident, ce sont, sur le continent, les aspirations déçues des hérésies contemporaines de la Réforme et, en Angleterre, les effets de l'instabilité politique dont l'Utopie de More était déjà un témoin qui entretinrent l'inspiration du communisme utopique, notamment chez les Diggers (bêcheurs), qui constituaient l'aile gauche des Niveleurs. En 1652, G. Wistanley soumet à Cromwell son livre la Loi de la liberté : chacun apportera le produit du travail dans des magasins généraux et n'en tirera que ce qui est nécessaire pour sa subsistance et son travail. Il fonde le principe « à chacun selon ses besoins ». Mais en France et plus globalement en Europe continentale, le devenir de l'utopie communiste est évidemment indissociable de la percée des Lumières. Selon A. Soboul, deux courants traversent le xviiie s. : « L'un maintient la propriété, mais la restructure sur le fondement de l'égalité : socialisme égalitaire, plus exactement égalitarisme, ce qui fut le socialisme des partageux de 1848. L'autre, plus radical, supprime la propriété privée et entend instaurer une société communiste : communisme critico-utopique, selon l'expression de Marx. »(7). Le Curé Meslier n'établit certes pas de lien de détermination entre la structure sociale et l'économie mais du moins voit-il une relation directe entre l'inégalité des conditions et celle des biens. Aussi conclut-il à la communauté des biens, d'après l'exemple des communautés monastiques. Éclipsé par le retentissement du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau, paru un an auparavant, le Code de la nature de Morelly, publié anonymement en 1755, présente dans sa quatrième partie (« Modèle de législation conforme aux intentions de la Nature ») une construction politique et économique idéale, qu'avait déjà anticipée sur le mode utopique sa Basiliade de 1753. Aux habitants de ce continent fertile et riche « la propriété, mère de tous les crimes qui inondent le reste du monde, [...] était inconnue : ils regardaient la terre comme une nourrice commune ». Morelli part d'une psychologie de l'homme naturel, innocent et heureux, et vise à recréer cet âge d'or par l'abolition de la propriété et du commerce privés, le contrôle de l'éducation par l'État, le service civique agricole obligatoire, les repas en commun, etc. Morelli est sans doute le premier utopiste pour qui l'abolition du droit de propriété est la condition sine qua non du bonheur. En accord avec Rousseau, il exige en outre une « démocratie totale ». Enfin, par sa conception de l'« inégalité harmonique » il formule le principe « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».
Pour Morelly le communisme est déjà plus qu'une utopie, c'est déjà un projet d'économie politique. Pour Babeuf, qui lui doit tout autant qu'à Rousseau ou Mably, c'est un programme d'action. Dans le contexte de l'effroyable misère de l'hiver de l'an IV (1795-1796), il tentera de le réaliser ; ce fut la Conjuration des Égaux, qui, par ailleurs, rompt avec les formes du mouvement populaire en introduisant l'organisation clandestine. Sa conception, qu'il énonce une première fois en 1789 dans le Discours préliminaire du Cadastre perpétuel, va bien plus loin que l'égalité de jouissances revendiquée par les Sans-culottes. Mêmes les enragés (J. Roux) ne mirent jamais en question le principe de la propriété privée, malgré le jugement élogieux que Marx porte sur eux dans la Sainte Famille(8). Marx a certes raison de créditer le Cercle social, qui commença son activité en janvier 1790, de tendances égalitaristes mais, comme il ne manque pas de le relever, l'idéal d'un « minimum égal pour tous » repose sur la petite propriété et se ramène à l'examen à la revendication d'une réforme du système des successions(9). Babeuf va plus loin en estimant que le seul moyen de parvenir à « l'égalité de fait » consiste à supprimer la propriété particulière et à établir « la communauté des biens et des travaux » – programme exposé dans le Manifeste des Égaux publié par le Tribun du peuple du 9 frimaire an IV (30 nov. 1795). Buonarotti, qui selon Marx « réintroduisit en France [l'idéal communiste] après la révolution de 1830 », fera bien ressortir dans son Analyse de la doctrine du tribun du peuple, dans son Projet de décret économique et dans son histoire de la Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf (1828) que Babeuf, dès avant la révolution, a le premier conçu la nécessité d'une organisation collective du travail (en l'occurence encore celui de la terre), d'un communisme de la production.
Dans les premières décennies du xixe s., c'est en Angleterre que se forgent de nouvelles formes de communisme, au premier chef le communisme coopératif d'Owen. Owen, qui commence par mettre en pratique de façon patriarcale à New Lanark, près de Glasgow, une communauté de travail permettant aux ouvriers de profiter des progrès de la productivité, avant de se lancer dans l'aventure américaine de New Harmony (1824-1829) : créer de toutes pièces une communauté socialiste. Malgré l'échec de cette tentative, il reste convaincu de l'avenir des villages de coopération et, de retour en Angleterre, devient un des guides du mouvement ouvrier. L'« owénisme » va connaître un grand rayonnement jusque vers 1840, il constitue une composante essentielle de la nouvelle « science sociale » en train d'émerger. Au chapitre III du Manifeste du Parti communiste, Marx reprochera à Owen, comme aux autres « inventeurs de systèmes » que « l'histoire future du monde se résout pour eux en la propagande et la mise à exécution de leurs projets de société »(10). Il inclut dans cette critique le phalanstère de Fourier et l'Icarie de Cabet. Ce qu'on peut reprocher au premier, c'est que sa vision d'une « industrie sociétaire » repose encore avant tout sur l'activité agricole : « Les manufactures [...] ne figurent dans l'état sociétaire qu'à titre d'accessoires et compléments du système agricole »(11). En outre, dans le phalanstère, les hiérarchies subsistent, mais une répartition des bénéfices doit permettre à tous, jusqu'aux plus pauvres qui ne sont même pas salariés, de participer à la « propriété sociétaire ». Quant à Cabet, son activité théorique (son utopie Voyage en Icarie, 1839) et pratique (sa colonie communiste en Amérique, 1888) reprend à son compte le néo-babouvisme de Buonarotti, et avant tout deux idées centrales du communisme : d'abord, pas d'égalité de fait sans communauté des biens, ensuite nécessité d'une dictature. Cabet est toutefois hostile à la prise du pouvoir politique par la violence. Il a même cru pouvoir composer avec la bourgeoisie.
Le communisme selon Marx
Marx n'a donc pas inventé le mot « communisme » ; il le reprend de toute une tradition de la pensée sociale et s'efforce, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1847), de lui donner un sens nouveau(12). D'abord, écrivent Marx et Engels, « le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la société devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel ». Définition décisive : le communisme n'est plus un simple projet politique quand bien même il ne serait plus seulement une construction utopique purement théorique ; c'est une réalité qui se forme dans le mouvement historique de l'évolution économique et sociale. Comme le dira le Manifeste communiste « les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel utopiste »(13).
Dans les Manuscrits de 1844, le « communisme » n'est encore que pensé ; il est la « forme nécessaire de l'avenir prochain »(14). Une nécessité logique : on peut dire ce que doit être le communisme mais on ne dit pas comment il naîtra pratiquement de la même dialectique que celle de la genèse de la propriété privée – dont l'élucidation n'est du reste qu'amorcée. Alors même qu'ils engagent le dépassement de la dialectique hégélienne, les Manuscrits ne peuvent encore penser ce dépassement que selon la logique hégélienne et, pour passer de l'Idée du communisme à sa réalisation, il leur faut un acteur – le prolétariat – qui est lui-même encore conçu selon la logique philosophique de l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Dans la critique de la réflexion qu'il applique à l'économie politique classique, le communisme représente en quelque sorte le moment hégélien de la « réflexion de la réflexion ». La dialectique matérialiste de l'économie politique doit encore remplacer la dialectique spéculative. Au début du troisième manuscrit, consacré à la nécessité du communisme, le communisme trouve sa « base tant empirique que logique dans le mouvement de la propriété privée »(15), mais Marx ne précise pas encore quelle logique réelle peut le produire.
Du moins la définition que donnera l'Idéologie allemande se dessine-t-elle : « Le communisme se distingue de tous les mouvements qui l'ont précédé jusqu'ici en ce qu'il bouleverse la base de tous les rapports de production et d'échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédés jusqu'ici, qu'il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis »(16). Il y a dans cette définition deux choses. D'abord la référence au mode de production. Le Manifeste communiste dira que « ce qui distingue le communisme, ce n'est pas l'abolition de la propriété en général, mais l'abolition de la propriété bourgeoise »(17), c'est-à-dire de l'organisation de la production en fonction de « l'appropriation des produits reposant sur des oppositions de classes, sur l'exploitation des uns par les autres »(18). Marx et Engels, dans cette définition, assument cependant aussi la dimension utopique du communisme. Dans le Manifeste communiste Marx remplacera le mot « unis » par « associés » ; le communisme est une libre association des producteurs(19). En somme, dès l'Idéologie allemande, comme ensuite dans le Manifeste, Marx conçoit le communisme comme théorie-praxis, c'est-à-dire tout à la fois comme connaissance du mouvement de la société et comme un modèle social. À ce dernier égard le Manifeste reprend à son compte les moments que nous avons identifiés dans la tradition : le renversement des structures politico-économiques requiert un moment étatique : la « conquête du pouvoir politique par le prolétariat », en d'autres termes la dictature du prolétariat, au moins à titre transitoire, avant la libre association des producteurs.
L'histoire du communisme semble avoir été reléguée en 1989 dans le magasin des accessoires de l'histoire et ne plus appartenir qu'au « passé d'une illusion », selon l'expression de F. Furet. La dimension anthropologique de l'aspiration communiste, ses liens intrinsèques avec les droits naturels et sa présence indéracinable dans tous les systèmes de pensée politiques, tant religieux que séculiers, depuis l'Antiquité incitent toutefois à ne pas confondre le diagnostic historique contemporain avec une extinction de la problématique philosophique et politique.
Gérard Raulet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Walter, G., les Origines du communisme, Payot, Paris, 1975, p. 34.
- 2 ↑ Gardet, L., la Cité musulmane, Vrin, Paris, 1953.
- 3 ↑ Aristote, Politique, livre II, 5, 1263-a.
- 4 ↑ Platon, la République, III, 416-d.
- 5 ↑ Mao Tsé Tong, De la dictature de démocratie populaire, 1949.
- 6 ↑ Chesneaux, J., « Les traditions égalitaires et utopiques en Orient », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, t. 1, PUF, Paris, 1972.
- 7 ↑ Soboul, A., « Lumières, critique sociale et utopie pendant le xviiie siècle français », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 107.
- 8 ↑ Marx, K., la Sainte famille (1845), chap. VI, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 145.
- 9 ↑ Soboul, A., « Utopie et révolution française », op. cit., pp. 226-231.
- 10 ↑ Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 113.
- 11 ↑ Fourier, C., cité par J. Bruhat, « Le socialisme française de 1845 à 1848 », in Droz, J. (dir.), Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 355.
- 12 ↑ Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., chap. III, pp. 103-115.
- 13 ↑ Ibid., p. 92.
- 14 ↑ Ibid., p. 99.
- 15 ↑ Ibid., p. 88.
- 16 ↑ Marx, K., l'Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 97.
- 17 ↑ Marx, K., Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 92.
- 18 ↑ Ibid.
- 19 ↑ Ibid., p. 102.