canon
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec kanon : au sens propre, « règle à l'usage des charpentiers permettant de mesurer ou de déterminer » ; par comparaison, « la rectitude d'un objet ». Apparaît d'abord dans le domaine administratif, puis religieux, le canon désignant alors la partie essentielle de la messe où sont prononcées les paroles de la Consécration. En français, retrouvant l'un des sens que lui donnaient les Anciens, le mot s'applique aux beaux-arts, d'abord pour la musique (fin du xviie s.), puis, au début du xixe s., pour la sculpture, dans le climat néoclassique et en référence à la statuaire de la Grèce antique.
Philosophie Antique, Philosophie Moderne
1. Chez Épicure, critère de la vérité. – 2. Chez Kant, « ensemble des principes a priori de l'usage légitime de certaines facultés de connaître »(1).
L'usage philosophique du terme « canon » se fonde sur son sens propre de règle ou étalon de la rectitude d'une construction ou d'un tracé. En appelant Canon la statue qui illustrait les proportions du corps humain exposées dans l'ouvrage du même nom(2), le sculpteur Polyclète avait infléchi le sens du mot vers celui de « modèle ». Pourtant, même dans le registre éthique, c'est le sens de « critère » qui prévaut en philosophie : chez Aristote, le « vertueux » (spoudaios) représente le canon ou « la mesure » (metron) qui permet d'apprécier la convenance de toute chose à la poursuite du bien humain(3).
Démocrite aurait été le premier à prendre le terme en ce sens, dans l'ouvrage intitulé Canons, où il distinguait la connaissance intellectuelle « légitime » de la connaissance sensible « bâtarde » : par une convention due aux sensations, il y a des qualités sensibles ; en réalité, il n'y a que les atomes et le vide, connus par l'intelligence(4). Le terme est ensuite repris par Épicure, chez qui il est synonyme de « critère »(5).
Kant reprend le terme pour désigner les lois et principes du bon usage d'une faculté : ainsi, la logique est un canon de la faculté de juger et de l'entendement, mais il n'y a pas de canon d'un usage spéculatif de la raison pure, car celui-ci est illégitime(6). Le canon de l'appréciation morale est que « nous puissions vouloir que la maxime de notre action devienne une loi universelle »(7).
Jean-Baptiste Gourinat, Annie Hourcade
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. 2.
- 2 ↑ Polyclète, A 3, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
- 3 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1113a33.
- 4 ↑ Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 135-138.
- 5 ↑ Diogène Laërce, X, 31.
- 6 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, loc. cit.
- 7 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, II.
Esthétique
Dans le domaine des beaux-arts, modèle, défini par le système de ses proportions, de la belle forme.
Pline l'Ancien nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui travaillait à Athènes au ve s. avant notre ère, fut « l'auteur de la statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent les “traits” (lineamenta) de l'art, comme à une loi » ; un siècle plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète, intitulé le Canon, dans lequel l'artiste « a enseigné les “proportions” (summetrias) du corps ; et il assura son discours par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la prescription du discours, et il donna à la statue, comme il avait fait pour le traité, le nom de Canon ».
On identifie cette œuvre, qui définit la parfaite proportion du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la règle »), au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en marbre de l'original perdu, qui était en bronze. Le Canon de Polyclète, sans doute dérivé de spéculations arithmétiques d'origine pythagoricienne, fascinera la première Renaissance, et tout particulièrement le néoplatonisme qui fleurit à Florence à la fin du Quattrocento. On se réclame alors du canon de Vitruve(1), tel qu'on le trouve au chapitre premier du livre III du De architectura, qui fait du nombril le centre du corps (l'homme vitruvien, inscrit dans un cercle et dans un carré, a donné lieu à un célèbre dessin de L. de Vinci), ou bien du canon de Varron, qui refuse d'admettre que l'ombilic soit le centre du corps.
Cependant, dès le xvie s., les artistes s'affranchissent de ce « schème structural » (selon l'expression de Panofsky)(2), et se plaisent à en pervertir la trop parfaite harmonie. C'est ainsi que, dans son traité posthume sur les proportions du corps humain (1528), Dürer déprave le canon par projections anamorphotiques et dérive de la norme vitruvienne, par contraction, la figure d'un paysan corpulent, par étirement, celle d'un grand échalas décharné(3). À la suite de Michel-Ange, qui méprisait le secours du canon et se flattait d'avoir le compas dans l'œil, les peintres maniéristes se plairont à soumettre le corps humain à de fantastiques déformations.
Le dogmatisme néopythagoricien se flattait de définir la forme de la beauté par concept, c'est-à-dire par proportions géométriques ; mais l'extrême diversité des beautés empiriquement rencontrées déjoue nécessairement la rigidité de ce dogme. Il revenait au philosophe qui a su montrer l'inadéquation nécessaire du concept à la forme de la beauté de tirer la conclusion de cet échec : au § 17 de la Critique de la faculté de juger(4), Kant montre comment la « norme » (Normalidee) de la beauté, qu'on a longtemps prise pour un idéal de la raison, n'est en vérité qu'une représentation de l'imagination, une moyenne soumise aux conditions de l'expérience. À l'universalité rationnelle du canon succède alors la pluralité des modèles tous aussi contingents les uns que les autres, la forme de la beauté différant selon qu'on l'imagine en Europe, en Chine ou en Afrique.
Le canon détenait le monopole de l'Idéal. Son abandon est simultanément renoncement à la beauté et découverte de l'illimité des rencontres singulières, qui diffractent le modèle géométrique dans le prisme des sensations. Au paradigme exclusif se substitue l'ici-maintenant de l'expérience esthétique, chaque fois unique et indéfiniment multiple.
Jacques Darriulat
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Vitruve, les Dix Livres d'architecture, trad. Perrault, Balland, Paris, 1979.
- 2 ↑ Panofsky, E., « L'évolution d'un schème structural : l'histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l'histoire des styles », in l'Œuvre d'art et ses significations, essais sur les arts visuels, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard, Paris, 1969, pp. 55-99.
- 3 ↑ Dürer, A., Lettres et écrits théoriques ; traité des proportions, trad. P. Vaisse, Hermann, Paris, 1964.
- 4 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1995.
- Voir aussi : Hume, D., De la norme du goût, in Essais esthétiques, Flammarion, Paris, 2000.
- Pigeaud, J., « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », l'Art et le vivant, Gallimard, Paris, 1995, pp. 29-44.