avicennisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Médiévale

Doctrine du philosophe persan ibn Sînâ (980-1037), nommé Avicenne en latin.

Philosophe et médecin né à Afshana, commentateur d'Aristote, et surnommé le « Prince des philosophes », Avicenne a été, pour le monde latin, l'un des principaux vecteurs de transmission d'un Aristote lu au travers du néoplatonisme. Il fonde la métaphysique comme une théiologie, qui traite de « l'être en tant qu'être » et non de Dieu, mais qui doit cependant prouver l'existence de ce dernier, donnant ainsi le courant de « l'avicennisme latin » du xiie s. La cosmologie avicennienne, posant une Cause première d'où émanent dix Intelligences, est très fortement influencée par l'émanatisme d'al-Farabi et trouve son origine dans la philosophie plotinienne. La première cause, absolument simple, étant nécessaire par soi, elle transmet sa nécessité aux choses, ce qui permet de penser la distinction entre l'essence et l'existence dont s'inspirera Thomas d'Aquin : l'essence des choses est simplement possible, mais toute existence est nécessaire, non par rapport à soi, mais par la transmission de nécessité à partir du Premier, faisant que l'existence est un accident de l'essence(1). La structure de la causalité qui se met ainsi en place donne le courant de « l'avicennisme latin », illustré principalement par Gundissalinus, et se propage au travers de deux œuvres majeures : le Liber de causis(2), et le Liber de intelligentiis, ce dernier développant l'idée d'une causalité fondée sur la propagation lumineuse.

L'avicennisme se caractérise aussi par sa gnoséologie, qui se fonde sur l'intuition première de soi, à partir de l'argument de « l'homme volant »(3) : chaque individu peut avoir l'intuition de soi sans passer par une expérience extérieure ; cette constitution première du « soi » est le fondement de l'activité connaissante. La connaissance est ensuite possible par la mise en place d'une théorie de l'abstraction qui part du sensible, mais qui ne permet pas pour autant une saisie inductive de l'universel : ce dernier ne peut être reçu que par une connexion à l'intellect agent, séparé, et ne peut être conservé dans l'individu. La postérité de la gnoséologie avicennienne tient surtout à la mise en place d'une intentionnalité pour caractériser l'universel : plutôt qu'une compréhension de la chose, il est une visée de celle-ci, et permet de distinguer l'intention d'un universel (qui ne contient pas d'idée d'unité ou de pluralité) de l'intention de son universalité (qui est une ou multiple)(4).

Si l'avicennisme latin s'écarte souvent de la pensée d'ibn Sînâ, par exemple en ce qui concerne la création, le philosophe persan ne pensant pas celle-ci comme volontaire et refusant l'intervention de Dieu dans le cours du monde, il conserve néanmoins certaines structures de pensée, ouvrant le cadre d'une ontothéologie particulièrement manifeste à partir de Duns Scot. Au xiie s., la pensée latine se trouve fortement influencée par la théorie de l'illumination, qui s'accorde avec le vocabulaire chrétien de la lumière utilisé par des auteurs comme le Pseudo-Denys de l'Aréopage. Cependant, peut-on identifier un courant d'origine avicennienne, qui fut nommé « augustinisme avicennisant »(5) ? D'autant qu'un tel courant apparaît également teinté d'autres influences, comme celle d'Avicébron (ibn Gabirol) : parler d'« avicennisme latin » risquerait de placer un ensemble de doctrines, qui sont en fait des interprétations d'Aristote, sous la dépendance d'un auteur qu'elles ne suivent pas à la lettre. L'avicennisme serait alors limité à la stricte doctrine d'Avicenne, et il faudrait plutôt parler, pour les courants latins, d'« aristotélisme hétérodoxe »(6). Pourtant, le terme d'avicennisme peut être conservé (comme celui d'« averroïsme »), à condition de lui faire correspondre, non un courant philosophique, mais une série de schèmes de pensée (intentionnalité, ontothéologie, indifférence de l'essence, théorie particulière de l'abstraction...) qui se retrouvent dans les œuvres d'auteurs du xiiie et xive s., sans pour autant que ceux-ci puissent être qualifiés d'« avicenniens ».

Didier Ottaviani

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Avicenne, Livre des directives et des remarques, 4e groupe, trad. A.-M. Goichon, Vrin, Paris, 1951, pp. 368-369.
  • 2 ↑ Magnard, P., Boulnois, O., Pinchard, B., et Solère, J.-L., La demeure de l'être. Autour d'un anonyme (Liber de causis), Vrin, Paris, 1990.
  • 3 ↑ Avicenne, Livre des directives et des remarques, 3e groupe, op. cit., pp. 303 sqq.
  • 4 ↑ Avicenne, La métaphysique du shifâ, V, 1, trad. G. C. Anawati, Vrin, Paris, 1978, t. 1, p. 233. Cf. A. de Libera, La querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996, pp. 177-206.
  • 5 ↑ Gilson, É., Les sources gréco-arabes de l'augustinisme avicennisant, Vrin, « Reprise », Paris, 1986.
  • 6 ↑ Van Steenberghen, F., La Philosophie au xiiie siècle, Peeters, Louvain-Paris, 1991, pp. 358-359.
  • Voir aussi : Sebti, M., Avicenne. L'âme humaine, PUF, Paris, 2000.
  • Jolivet, J., et Rashed, R., Études sur Avicenne, Les Belles Lettres, Paris, 1984.

→ averroïsme, émanation, émanatisme, essence, néoplatonisme, ontologie, universaux