ascétisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec askêsis, « ascèse », « exercice physique constituant l'entraînement d'un athlète ». Par extension, tout travail sur soi visant à l'acquisition d'une capacité ou d'une vertu.
Philosophie Générale, Morale, Philosophie de la Religion
Pratique d'une discipline de vie visant à la formation et au perfectionnement de soi, qu'il s'agisse de réaliser la vertu et la sagesse ou d'atteindre la pureté spirituelle. Cependant, ces deux visées présentent une divergence fondamentale, qui sépare l'ascétisme des philosophes grecs de celui des différents courants religieux, notamment chrétiens, qui ont pu subir son influence.
Les similitudes apparentes entre les formes religieuses et philosophiques de l'ascétisme ne doivent pas conduire à négliger leurs différences profondes. La forme religieuse de l'ascétisme subordonne le progrès spirituel à un ensemble de pratiques de restriction, voire de mortification du corps, qui réalisent le renoncement volontaire au monde et aux passions. Mais il s'agit moins d'établir des règles négatives que de s'élever à Dieu en ouvrant son cœur à l'amour, et en pensant aux choses qui sont en haut(1). Cette forme spirituelle d'ascétisme, qui oppose à la nature déchue une volonté qui est essentiellement amour de Dieu, caractérise les orientations originelles du christianisme (d'Orient, avec saint Clément, ou saint Jean Chrysostome, ou d'Occident, avec saint Ambroise, saint Augustin ou saint Benoît). Elle se retrouve à chaque époque de renouveau du monachisme, avec une rigueur variable, mais toujours dirigée vers l'obtention de cette apathéia, ou « indifférence », propice à la contemplation et à la familiarité de Dieu. Il est certes manifeste que l'ascétisme chrétien a subi l'influence de la philosophie grecque, du pythagorisme à la pensée de Plotin. Mais il s'agissait, dans l'ensemble des écoles issues du socratisme, d'une tout autre forme d'ascétisme, puisqu'il ne se proposait nullement de lutter contre une nature corrompue ; par l'askésis, en tant qu'ensemble réglé des exercices (du corps et de l'esprit), il voulait disposer à la vertu, et réaliser, avec l'aide de la raison, la nature et la puissance véritables de l'homme.
Ascétisme pratique et autonomie dans la pensée grecque
Cette orientation philosophique, essentiellement éthique, présente dans tous les courants socratiques (y compris l'épicurisme), prend une forme systématique chez les cyniques et les stoïciens. Comme les premiers, les seconds identifient le bonheur du sage à l'autarcie de son âme, qu'il obtient par un véritable entraînement à la maîtrise des besoins du corps et des affections de l'âme. Cependant, la signification de l'autarcie varie d'une école à l'autre, et détermine des divergences importantes entre les formes cyniques et stoïciennes de l'ascétisme philosophique : tandis que l'ascèse cynique identifie l'autarcie à l'apathie obtenue par la résistance du corps aux souffrances (ponoï) auxquelles l'exposent la fortune ou le destin, l'ascétisme stoïcien accorde au logos – lorsqu'il permet à l'homme d'accéder à la représentation compréhensive – un rôle décisif dans la réalisation pratique de la sagesse. En somme, les cyniques radicalisent l'enseignement socratique, transmis par Antisthène, de l'iskus, la « vigueur », ou « puissance », obtenue par une discipline de vie qui rend tempérant et endurant, tandis que le stoïcisme met plutôt l'accent sur la signification spirituelle de l'ascèse, cette liberté intérieure immanente à la pratique de la vertu.
Lorsque Nietzsche met en garde contre la méconnaissance des traits spécifiques de l'ascétisme pratique des philosophes grecs (« Avons-nous été exercés à une seule des vertus antiques à la manière dont les Anciens s'y exerçaient ? »(2)), il ne manque pas de cerner la difficulté que nous avons à comprendre cet ascétisme, qui ne se constitue et ne se réfléchit que par véritable expérimentation sur soi, qui est une mise à l'épreuve de la conception morale qu'il exprime : nous devons nous efforcer de comprendre « ces tentatives sévères et courageuses pour vivre selon telle ou telle morale »(3).
Cette mise en garde vaut particulièrement pour la prescription du Manuel d'Épictète : « Exerce-toi à la souffrance. » Étrangère à toute valorisation de la souffrance, à toute idée d'expiation ou de purgation par la souffrance, cette formule a, de façon générale, dans le stoïcisme, le statut d'une règle de vie ordonnée à une fin qui est l'autarcie : il s'agit de devenir résistant à la crainte et à l'intempérance afin que l'âme ne soit pas entamée par les affections du corps. Le rôle central accordé par le stoïcisme à l'exercice, et à l'habitude qu'il permet d'acquérir, et qui est comme l'étayage de la volonté, doit ici nous prémunir contre toute interprétation dualiste de son ascétisme. Nulle trace, a fortiori, de manichéisme dans cette doctrine, rien qui puisse y évoquer un quelconque mépris du corps : nul besoin d'abaisser le corps pour élever l'âme, si la raison est en l'homme une spécification de la tendance naturelle et si ses conseils nous instruisent de ce à quoi la nature tend en nous. Nous sommes commis à nous-mêmes, comme tous les êtres qui appartiennent à la nature ; et notre raison nous donne le pouvoir de nous occuper de nous-mêmes. L'ascétisme des stoïciens consistera donc à enseigner la pratique du perfectionnement incessant de soi. Apprendre à vivre toute sa vie, et transformer sa vie en exercice, c'est tout un.
Il faut examiner dans le détail cet exercice pour saisir la spécificité de l'ascétisme des philosophes grecs. Comme le montre M. Foucault, prendre soin de soi implique toute une procédure : application à soi dans des travaux sur soi, mise en place de régimes et d'exercices, temps de l'examen et de l'évaluation de ses propres progrès, temps de la méditation ; enfin, temps des conseils : pas de travail sur soi sans communication avec autrui(4).
Le rapprochement a souvent été fait entre ces pratiques ascétiques et les pratiques médicales : l'ascétisme grec ne considère-t-il pas que la situation de l'homme affecté, et non exercé, est manifestement pathologique ? La différence de l'ascétisme vient cependant du fait qu'en mettant l'accent sur le renoncement, et en exerçant l'âme à devenir indifférente aux exigences indéfinies du désir, il cherche autre chose que le renoncement lui-même : il vise l'acquisition d'un pouvoir de renoncer, grâce auquel le jugement peut exercer sa souveraineté sur les choses auxquelles les habitudes, les opinions, notre éducation, ou encore le goût de l'ostentation, nous ont attachés. L'objectif central et le sens véritable de l'exercice du renoncement se trouvent ainsi dans un pouvoir de discernement appliqué aux représentations (laquelle doit être approuvée, laquelle refusée et éloignée ?). Ainsi, les exercices ascétiques rendent possible l'exercice le plus important, qui est l'examen et la mise à l'épreuve des pensées.
L'ascétisme transforme la conversion platonicienne du regard en une conversion à soi qui institue la potestas sui(5) : dans l'exercice de la force maîtrisée, la pure jouissance de la liberté comme puissance (« joie », gaudium, qui dépend de nous, par opposition à la volupté, qui asservit à des objets dont la présence ne dépend pas de nous).
Interprétation de l'idéal ascétique, selon la généalogie nietzschéenne de la culture
C'est donc moins à cet ascétisme pratique qu'à une figure et à un moment déterminés du devenir nihiliste de la culture que se réfère la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? », de Nietzsche : l'ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la pluralité et du caractère mouvant de l'existence, au profit du monde construit de l'idéal, l'idéal ascétique offre au désarroi d'un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un but. À travers les figures du prêtre, du philosophe et de l'artiste, qui se rejoignent dans l'exigence d'une spiritualité supérieure, Nietzsche se propose d'interpréter les formes les plus élaborées de l'idéalisme et leurs avatars modernes, l'anarchisme, le pessimisme, le nihilisme actif, qui manifestent de façon plus directe que l'idéalisme philosophique le nihilisme de leur volonté.
L'idéal ascétique, tel qu'il est reconstitué par la généalogie nietzschéenne, exprime ainsi sous une forme spiritualisée l'ensemble des procédés psychologiques et interprétatifs qui aboutissent à la définition de valeurs prises pour des absolus (la valeur en soi du bien, du beau, du vrai). L'évaluation de ces valeurs du point de vue de la vie conduit Nietzsche à une critique radicale de la volonté de vérité. Mais cette critique réaffirmant ce à quoi elle s'attaque (la volonté de savoir), le philosophe généalogiste est conscient de réaliser l'accomplissement et la relève du mouvement initié par le platonisme. La forme positive et active de l'ascétisme pratique ne dessinait-elle pas déjà, pour Nietzsche lui-même, cette possibilité de dépassement du nihilisme, avec son ressort essentiel qui est l'amour de soi (sous la forme pratique du soin de soi et de l'estime de soi), sentiment prévalent et norme de l'éthique des penseurs grecs, en deçà des formes négatives ou réactives de l'ascétisme ?
Figures actuelles de l'ascétisme
Nous retrouvons à notre époque sous diverses formes d'engagement personnel, qui relèvent de l'expérience de la vocation et de la mission (religieuse, humanitaire, artistique, politique), la plupart des significations, anciennes ou classiques, de l'ascétisme : soumission de l'ensemble des intérêts mondains à une valeur supérieure (de vérité et / ou de justice), souci de réalisation de soi dans une pratique qui vaut autant par la mise à l'épreuve de son être propre que par ses fins altruistes – l'autonomie du vouloir par l'acquisition d'un pouvoir sur soi confère un sens à l'existence, tout en donnant à l'action l'effectivité qui échappe au vouloir divisé ou velléitaire.
L'éducation scientifique, elle-même, dans la mesure où elle détourne des représentations premières, des idées générales et des images, au profit d'un travail de conceptualisation et de vérification, impose à la pensée une véritable discipline ; elle requiert, selon la Formation de l'esprit scientifique, de G. Bachelard, « cet ascétisme qu'est la pensée abstraite ».
Est-il possible de considérer également comme ascétiques les pratiques de régime ou de sport auxquelles nombre de nos contemporains soumettent leur corps, alors qu'à l'individu actuel fait souvent défaut la disponibilité à un sens ou à une valeur qui dépasse la satisfaction de se conformer à une simple image (celle qui a cours dans sa propre société) de la santé, de la réussite ou de la beauté ?
Mettant à part ces conduites communes, centrées sur une représentation narcissique de l'individualité, Berdiaeff remarquait, dans Esprit et Réalité, que l'ascétisme sportif était probablement la seule forme d'ascétisme que puisse admettre sans réserve l'homme contemporain, la concentration des forces intérieures et la maîtrise de soi ne pouvant plus être approuvées pour leurs seules valeurs spirituelles et éthiques. N'est-ce pas, en effet, dans la forme du spectacle de haute compétition que se mettent en jeu, aussi bien dans les sports « de masse » que dans les sports « d'élite », des individualités dont le caractère exceptionnel est lié de façon manifeste à toute une éthique, où s'articulent l'effort de dépassement de soi, dans la souffrance même, une stricte discipline dans l'entraînement et le dévouement au groupe (représenté ou en action collective) au moment de l'épreuve ? Sans doute retrouve-t-on ici, dans les records et les compétitions historiques, ce que G. Canguilhem désignait comme une capacité proprement humaine de dépassement et d'institution des normes de vie et de santé de l'espèce ; sans doute est-ce là une forme authentique d'ascétisme pratique.
André Simha
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Saint Paul, Épître aux Colossiens, 2,20 et 3,5.
- 2 ↑ Nietzsche, F., Aurore, III, 195.
- 3 ↑ Ibid.
- 4 ↑ Foucault, M., le Souci de soi.
- 5 ↑ Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 8.
- Voir aussi : Vööbus, A., History of asceticism in the Syrian Orient, Louvain, 1958 et 1960 ; « Les origines du monachisme chrétien », revue Louvain, no 97, avril 1999.
- Paquet, L., les Cyniques grecs, éd. de l'Université d'Ottawa, 1975 ; les Stoïciens, trad. H. Bréhier, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1962.
- Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, troisième dissertation, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960.
- Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. III ; le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984.