Newcomb (paradoxe de)
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Philosophie Analytique
Paradoxe de la rationalité reposant sur le contraste, dans un contexte imaginaire, entre l'évaluation des conséquences les meilleures et une approche de la décision fondée sur les relations de causalité. REM. : Ce paradoxe a été exposé pour la première fois par le philosophe américain R. Nozick(1).
La situation de choix est la suivante : Pierre fait face à un être (le prédicteur) capable de prévoir les choix de Pierre. Pierre est persuadé que, quoi qu'il fasse, le prédicteur aura été capable de le prévoir, avec une marge d'erreur très réduite. Devant Pierre se trouvent deux boîtes : B1, transparente, contient mille dollars ; B2, opaque, contient soit un million de dollars, soit rien. Pierre a le choix entre deux options : A1, qui consiste à prendre B2 seulement ; A2, qui consiste à prendre les deux boîtes. Le contenu de B2 dépend de l'attitude du prédicteur : s'il prévoit le choix A1, il remplit B2 ; s'il prévoit le choix contraire, il la laisse vide. La question est : que doit faire Pierre ?
En première approche, il n'y a rien de paradoxal dans cette situation imaginaire : une action domine strictement l'autre. En effet, au moment où Pierre fait son choix, le prédicteur a déjà fait le sien et, en toute hypothèse (que le prédicteur ait remplit B2 ou non), il est plus avantageux de prendre les deux boîtes plutôt que B2 seulement. Pierre doit donc choisir la stratégie A2. Cet argument est habituellement jugé valable par les théoriciens de la décision. Deux problèmes subsistent : d'une part, certaines personnes interrogées déclarent qu'elles choisiraient l'autre stratégie (ce que rapportait R. Nozick à propos de ses étudiants dans une proportion d'un à deux environ) et, d'autre part, certains modèles sophistiqués, couramment utilisés et jugés convaincants, de la théorie de la décision (en particulier celui de R. Jeffrey, reposant sur des probabilités conditionnelles(2)) livrent la réponse A1.
On peut expliquer de la manière suivante les raisons qui conduiraient à choisir A1. Puisque le choix de Pierre n'a qu'une très faible chance d'échapper à la clairvoyance du prédicteur, il est pratiquement assuré, en choisissant A2, de ne gagner que mille dollars, alors qu'en choisissant A2 il est pratiquement certain de gagner un million de dollars. Raisonnant en termes d'espérance mathématique d'avantage, sur la base de probabilités attachées à des événements conditionnés par sa propre attitude, Pierre serait conduit à choisir A1.
Le problème de ce raisonnement est qu'il repose sur des énoncés conditionnels (si j'agis de telle sorte, la boîte est dans telle configuration) détachés de tout lien avec un processus causal : pour qu'un tel lien existât, il faudrait que la causalité aille du présent vers le passé(3) ! L'intérêt du problème est d'illustrer les conséquences paradoxales, pour la décision humaine, d'un découplage possible entre l'indépendance causale et l'indépendance probabiliste des événements.
Dès lors ont émergé, pour faire barrage à ce raisonnement fallacieux, de nouvelles théories, dites « causales », de la décision, capables de donner sens aux représentations « conditionnelles » (probabilité de ce qui se passerait si...) qui donnent son attrait à une théorie telle que celle de R. Jeffrey. Ainsi, utilisant la théorie des contrefactuels de Stalnaker et de Thomason, A. Gibbard et W. Harper(4) admettent la possibilité de définir des probabilités sur des énoncés du type « si j'accomplissais l'action A, alors l'état du monde décrit par la proposition S se réaliserait ». La valeur espérée que l'on définit sur cette base – qui a fait l'objet de discussions critiques(5) – tient compte, de manière exclusive, des liens de nature causale, discernés par l'agent, entre ses actes et les états du monde. On a pu, par ailleurs, interpréter le dilemme du prisonnier, dans le cas d'agents semblables, comme deux problèmes de Newcomb simultanés(6).
Emmanuel Picavet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Nozick, R., « Newcomb's Problem and Two Principles of Choice », in Rescher, N. (dir.), Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, Reidel, 1969.
- 2 ↑ Jeffrey, R. C., The Logic of Decision, New York, McGraw-Hill, 1965, 2e éd., University of Chicago Press, Chicago. Voir aussi, de cet auteur, « The Logic of Decision Defended », Synthese, 48 (1981), pp. 473-492.
- 3 ↑ Pour l'examen du problème dans cette perspective, voir Horwich, P., Asymetries in Time, MIT Press, Cambridge (MA), 1988, chap. XI.
- 4 ↑ Gibbard, A. et Harper, W. L., « Counterfactuals and Two Kinds of Expected Value », in Hooker, C. A., Leach, J. J., et McClennen, E. F. (dir.), Foundations and Applications of Decision Theory, Dordrecht, Reidel.
- 5 ↑ Eels, E., Rational Decision and Causality, Cambridge University Press, Cambridge, 1982.
Lewis, D. K., « Causal Decision Theory », Australasian Journal of Philosophy, 59, 1981, pp. 5-30.
Sobel, J. H., « Expected Utilities and Rational Actions and Choices », Theoria, 49, 1983, pp. 159-183. - 6 ↑ Lewis, D. K., « Prisoner's Dilemma is a Newcomb Problem », Philosophy and Public Affairs, 8, 1979, pp. 235-240.
→ bayésianisme, décision (théorie de la), espérance mathématique, rationalité