Cervantès
en espagnol Miguel de Cervantes Saavedra
Écrivain espagnol (Alcalá de Henares 1547-Madrid 1616).
Homme d'aventure et de plume, Cervantès est une figure majeure du Siècle d'or espagnol. Son nom reste indissociable du personnage de Don Quichotte, ce chevalier à la frêle silhouette qu'il lança, il y a quatre siècles, sur les chemins rocailleux de Castille.
Naissance
Sans doute le 29 septembre 1547, à Alcalá de Henares, petite ville universitaire de Castille-la Manche.
Famille
Pauvre et de lointaine ascendance noble. Un père médiocre chirurgien ; Miguel est le quatrième de sept enfants. Il se marie en 1584 mais semble vivre séparé de sa femme, Catalina.
Formation
Erratique, au gré des déménagements de la famille. Disciple du maître Juan López de Hoyos, humaniste influencé par Érasme.
Soldat, manchot, esclave
S'engage pour aller combattre les Turcs en Méditerranée. Blessé à la bataille de Lépante, il perd l'usage d'un bras. Capturé avec l'un de ses frères, reste cinq ans esclave à Alger.
Commissaire, courtisan, écrivain
Commissaire aux vivres de l'armée mais accusé de concussion, emprisonné pour dettes... A ensuite de puissants protecteurs, vit à la Cour. Publie (1605) ce qui sera la première partie de Don Quichotte (succès éclatant), puis les Nouvelles exemplaires (1613) et enfin la seconde partie du Don Quichotte.
Mort
Le 22 avril 1616, à Madrid. Enterré le 23 avril. On fait aujourd'hui le rapprochement avec Shakespeare, mort le 23 avril 1616, selon le calendrier julien (le 3 mai selon le calendrier grégorien, déjà en vigueur en pays catholique).
Citation
« Dans un village de la Manche dont je ne veux me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont lance au râtelier, bouclier antique, maigre roussin et lévrier chasseur. » (l'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, phrase d'ouverture)
1. Cervantès ou les tribulations d'un écrivain
1.1. Homme de guerre et intendant
On sait relativement peu de choses de la vie de Cervantès. Il reçoit le baptême à Alcalá de Henares, non loin de Madrid, le 9 octobre 1547. Son père, modeste chirurgien barbier, connaît des déboires financiers qui l'obligent à changer souvent de résidence : Valladolid, l'Andalousie, puis Madrid. Malgré la situation souvent précaire de sa famille, Miguel aurait reçu une bonne éducation : on dit qu'il apprit les lettres à Séville, chez les jésuites, et qu'il les pratiqua dans une école de Madrid.
Les premières œuvres connues du jeune Cervantès sont des poèmes de circonstance, insérés dans un recueil (1568) composé par son maître, l'humaniste Juan López de Hoyos, en l'honneur de la défunte Élisabeth de Valois. Il passe au service du cardinal Acquaviva, légat du pape auprès du roi d'Espagne, et suit son maître en Italie. Il quitte le prélat en 1570 pour s'enrôler dans l'armée des coalisés chrétiens (la Sainte Ligue), qui, conduite par Don Juan d'Autriche, tente d'arrêter l'expansion des Turcs en Méditerranée. Il s'embarque donc sur la galère la Marquesa en 1571. Survient la bataille de Lépante (7 octobre), où la flotte ottomane est défaite. Il y reçoit plusieurs blessures, et perd notamment l'usage de la main gauche. Le « manchot de Lépante » prend part ensuite à d'autres campagnes en Méditerranée orientale (Naples, Tunis, Palerme) et, pendant la trêve hivernale, visite l'Italie.
Cervantès y fait ses armes mais aussi ses lettres, car il prouvera plus tard qu'il connaissait et appréciait les grands auteurs italiens, au premier rang desquels l'Arioste. Don Juan d'Autriche et le vice-roi de Sicile recommandent le brillant soldat pour une charge de capitaine, et Cervantès, muni de leurs lettres de recommandation, s'embarque (1575) pour l'Espagne.
Prisonnier des Barbaresques
Miguel et son jeune frère Rodrigo rentrent au pays sur la galère El Sol. Mais les Barbaresques s'en emparent au large des Saintes-Maries-de-la-Mer. Commence alors une captivité de près de cinq années, à Alger. En attendant la rançon exigée pour sa libération, l'esclave Cervantès se trouve confronté à la société barbaresque, qu'il dépeindra plus tard dans ses œuvres, et entame la rédaction de la Galatée. Plusieurs tentatives d'évasion manquées ne font qu'aggraver sa situation. Le 19 septembre 1580, il est embarqué sans espoir de retour avec son maître Hassan Pacha, dey d'Alger, en partance pour Constantinople avec tous ses esclaves. C'est alors que des Pères trinitaires chargés de racheter les captifs obtiennent in extremis sa libération, moyennant la somme de 500 écus (son frère a déjà été libéré contre rançon).
Intendant et percepteur
De retour dans sa patrie, Cervantès, tout en cherchant des moyens de subsistance, achève la première partie de la Galatée et écrit le Voyage au Parnasse. En 1584, il épouse Catalina Salazar y Palacios Vozmediano, âgée de dix-neuf ans ; sa mère est à la tête d'un appréciable patrimoine réparti à Tolède et à Esquivias, où s'installe le couple.
En 1587, Philippe II, qui projette une invasion de l'Angleterre, arme son Invincible Armada. Chargé d'approvisionner galères et équipages, Cervantès se lance sur les chemins d'Andalousie et réquisitionne huile et céréales, en butte à l'animosité des propriétaires et des paysans, peu désireux de voir saisir une partie de leur récolte sans véritable garantie de paiement. Le commissaire aux vivres Cervantès, lui-même mal payé, s'expose à de graves ennuis : endetté et accusé d'exactions, il est arrêté et excommunié. Il fait plusieurs fois l'expérience des geôles espagnoles, dont la très redoutable prison de Séville, en 1597.
1.2. Père de Don Quichotte
Après la défaite de l'Armada supposée invincible (1588) et le sac de Cadix (1596), la mort de Philippe II marque la fin d'une époque glorieuse pour l'Espagne. On perd de vue Cervantès, mais il entame sans doute la rédaction de son Don Quichotte. Le voici à Valladolid, où réside la Cour, en 1604, en famille mais sans sa femme, avec auprès de lui deux de ses sœurs et leurs filles illégitimes (dont Isabel de Saavedra, probablement fille de Magdalena et non de Miguel, comme on l'a cru longtemps). Il obtient le permis d'imprimer pour son Don Quichotte (première partie). L'ouvrage paraît en 1605 chez un libraire-imprimeur madrilène et connaît d'emblée le succès. Les figures de Don Quichotte, Sancho Pança et Rossinante font vite partie du folklore populaire.
Cervantès consacre sans doute les seize dernières années de sa vie essentiellement à l'écriture : il est maintenant l'auteur le plus lu d'Espagne et le plus célèbre à l'étranger. Il suit parfois la cour de Philippe III et bénéficie de puissantes protections (duc de Lerma, comte de Lemos). Fort de sa soudaine renommée, Cervantès s'emploie à publier des textes parfois anciens, qu'il remanie : les douze récits réunis dans le recueil des Nouvelles exemplaires (1613) ; le Voyage au Parnasse (1614) ; les Huit Comédies et Huit Intermèdes nouveaux (1615), qui attestent un talent de dramaturge méconnu par ses contemporains. En 1615, piqué par la publication d'une contrefaçon signée du pseudonyme d'Avellaneda, il donne une suite à son Don Quichotte. (Et, pour clore une série éventuelle qu'il redoute, il fait mourir son héros.)
Enfin, alors que, victime d'une crise d'hydropisie, il a reçu l'extrême-onction (il s'est entre-temps réconcilié avec l'Église), Cervantès rédige la préface de son dernier livre, les Travaux de Persilès et Sigismonde (Los trabajos de Persiles y Sigismunda), qui ne paraîtra qu'après sa mort. Il s'éteint deux jours plus tard, dans la nuit du 22 avril 1616, à Madrid. On l'enterre le lendemain au couvent des Trinitaires déchaussées, où il repose avec sa femme.
2. Une œuvre intemporelle
Cervantès est, pour la postérité, l’auteur d’un livre : Don Quichotte. Il est aussi le créateur d’une figure, ou plutôt d’un couple indissociable dans le mythe. D’une part Don Quichotte, obscur et illuminé gentilhomme de province ; d’autre part Sancho Pança, son fidèle serviteur, aussi mesuré que son maître est excessif. Leurs aventures, dans l’Espagne de la fin du xvie siècle, marquent une étape fondamentale de la sensibilité moderne. Une expérience humaine et une expérience artistique s’y rejoignent, articulées autour d’une idée : celle de l’illusion. Du conflit entre Don Quichotte et la réalité naît une conception nouvelle de la littérature.
2.1. Les œuvres secondaires
Allégories et utopies
Les débuts littéraires de Cervantès sont soumis aux formes convenues. La Galatée (La Galatea) [1585] est située dans un univers de bergers, d’amoureux et d’ermites, où Calliope, muse de la Poésie épique et de l’Éloquence, vient s’incarner. Cervantès attribue donc à ses modèles vivants, transformés en bergers, des mentalités archétypes et les fait vivre dans une Arcadie utopique, plus propice que l'Espagne à leurs débats et à leurs ébats. Le sentiment de la nature et une certaine insouciance caractérisent cette fable en prose, à laquelle Cervantès a parfois prévu de donner une suite. Mais Galatée reste soumise à une mode pastorale dépassée, malgré la facilité avec laquelle l’auteur y multiplie les allusions philosophiques ou politiques.
À la lumière de l'apport essentiel à la littérature du Cervantès romancier et novelliste, la composition des Travaux de Persilès et Sigismonde (Los trabajos de Persiles y Sigismunda) reste anecdotique. Ce récit compliqué, encyclopédique et souvent incohérent, saturé de mythologie et d’allégories, est l’ultime ouvrage de Cervantès : achevé à quelques jours de sa mort, il ne paraît que l’année suivante, en 1617. L'œuvre s'inscrit dans la tradition du roman de chevalerie. L'intrigue, située dans les mers nordiques puis dans les pays du sud de l'Europe, met en scène le pèlerinage à Rome de deux amants qui, se faisant passer pour frère et sœur, résistent à toutes les tentations qu'ils rencontrent. À de surprenantes descriptions des paysages boréaux, la narration, d'une grande complexité, mêle les récits de différents personnages, qui effectuent d'incessants retours en arrière et intercalent des épisodes annexes dans le récit principal.
Des pièces peu populaires
Cervantès ne connut pas le succès comme dramaturge. Il aurait écrit au moins une vingtaine de pièces de théâtre, qui n'obtinrent pas la faveur du public : elles furent jouées « sans projectiles et sans huées », selon les mots mêmes de l'auteur. Seules deux de ses pièces jouées nous sont parvenues : Marchandages à Alger (El Trato en Árgel) et [le Siège de] Numance (El Cerco de Numancia). La première retrace les amours contrariées de deux esclaves chrétiens sollicités par leurs maîtres respectifs. L'inspiration puisée dans l'expérience de sa propre captivité fait toute l'originalité de cette pièce. On peut aussi y voir un appel au roi d'Espagne à lancer une opération d'envergure contre les corsaires barbaresques, pour faire cesser leurs exactions.
Numance (1585), sa pièce la plus célèbre, est une tragédie située dans l’Antiquité et qui exalte la grandeur de Philippe II d’Espagne derrière l’évocation des souffrances infligées aux Ibères par le général romain. Soucieux d’instruire les hommes de son temps, Cervantès expose sa vision d’une Espagne forte, réconciliée avec un grand destin. Numance est la seule tragédie espagnole qui ait été conservée. Elle met en scène l'héroïsme de la population de cette cité qui choisit le suicide collectif plutôt que de se rendre au général romain. Les tableaux décrivant la farouche volonté des habitants et leur mort tragique alternent avec des passages allégoriques : dialogues entre l'Espagne et le fleuve Douro, monologues de la Guerre, de la Famine et de la Renommée.
Ses Huit Comédies et Huit Intermèdes nouveaux (Ocho comedias y ocho entremeses) [1615] seront publiés sans avoir été joués. Les huit intermèdes (divertissements destinés à être joués entre deux actes), surtout, sont gracieux et spirituels. Il y exerce son talent à rendre compte – avec autant d'indulgence et d'humour que d'acuité – des travers des hommes : le Juge des divorces révèle le drame des couples mal assortis ; le Vieillard jaloux reprend le thème du vieux mari trompé ; le Retable des merveilles dénonce les charlatans.
La représentation sociale est moins subtile et fouillée dans les drames de Cervantès que dans les créations de Lope de Vega, son principal rival. À l'opposé du théâtre de salon, qui prenait Sénèque pour modèle et exposait la volonté implacable de Dieu et de la Providence pour résoudre les problèmes historiques, le théâtre de Lope de Vega offrait aux jeunes générations le spectacle enivrant et allègre de leurs propres folies, de leurs déportements amoureux, de l'aventure et du risque.
2.2. Les Nouvelles exemplaires
Avec les Nouvelles exemplaires (1613), Cervantès introduit des innovations majeures. D’abord sur le plan formel, en présentant une série de courts récits indépendants les uns des autres et qui ne sont plus rattachés à une intrigue ou à un thème principal. L’écrivain s’éloigne de ses modèles les plus évidents – notamment le Décaméron de Boccace – et il crée les conditions d’une invention foisonnante.
Chacune des « nouvelles » composant le recueil s’articule en effet autour d’un petit nombre de personnages, qui forment autant de figures complexes échappant aux stéréotypes du caractère, de l’âge ou de la catégorie sociale. Dans Deux Jeunes Filles [en travesti], Cervantès compose en abrégé un véritable roman de formation, qui met en relation l’individu avec le monde dans son entier.
On établit souvent un rapport entre les Nouvelles exemplaires et la seconde partie de Don Quichotte, parue quelques mois plus tard (1615). De fait, l’unité conquise dans le genre de la nouvelle porte l’écrivain à renoncer à la facilité des récits secondaires et incrustés qui, dans la première partie du livre, pouvaient en perturber le cours. La représentation du réel apparaît désormais plus lisse et harmonieuse, au moment même où le personnage de Don Quichotte s’affranchit des outrances qui le caractérisaient initialement et se rapproche de son opposé, le personnage de Sancho Pança.
2.3. Don Quichotte et Sancho Pança
L'ouvrage de Cervantès fut un succès de librairie qui connut cinq réimpressions dès l'année de sa parution (1605), et fut traduit en anglais et en français du vivant de l'auteur. L'histoire en est connue : un gentilhome campagnard quitte son manoir et part sur les chemins de Castille redresser des torts imaginaires, d'abord seul sur sa maigre jument, puis flanqué de son paysan promu écuyer, le fidèle Sancho Pança. Rien n'entame ses folles certitudes, aucun revers ne le décourage dans ses bonnes intentions, ses aventures sont des mésaventures sans lendemain qui ne lui enseignent rien et ne changent rien au monde qui l'entoure.
Ce n'est qu'au terme de la seconde partie, après moult aventures mêlant le gentilhomme réel et son double de fiction, que le héros recouvre la raison et la perception de la réalité. Le preux Don Quichotte est redevenu le simple hobereau de Castille.
2.4. Le legs de Cervantès
Cervantès n'a pas directement fait école. Pourtant, de tous les auteurs de ce siècle prolifique, c'est lui qui exercera le plus d'influence sur la littérature ultérieure. Le roman de chevalerie ne se relèvera pas de la satire qui en est faite dans Don Quichotte, non plus qu'une certaine poésie courtoise, de sa critique de la production à la mode. Le genre de la nouvelle comptera désormais ses Nouvelles exemplaires parmi les modèles à imiter. Quant aux intermèdes, ils ont nourri la verve de bien des auteurs de saynètes, genre très prisé aux xixe et xxe siècles.
Enfin et surtout, Cervantès a inventé une nouvelle façon de concevoir le long récit qui a révolutionné l'approche de la littérature : avec lui naissent le héros « problématique », une approche ouvertement ironique sur la notion d’auteur, la fiction et le vraisemblable... et le roman moderne. Don Quichotte, son vieil hidalgo idéaliste, si ridicule et si attachant, est devenu un mythe universel.