siècle d'or
Période de l’histoire littéraire espagnole (xvie et xviie siècles) qui s’ouvre avec la poésie pastorale de Garcilaso de la Vega (1501-1536) et se prolonge jusqu’aux dernières œuvres de Calderon de la Barca (1600-1681).
L'Espagne de Christophe Colomb, de Charles Quint, puis de Philippe II enfante un nouveau monde, l'Amérique, et impose à l'élite européenne sa politique et ses modes, avant de chercher dans la littérature un remède à ses désillusions.
À travers ses aventuriers, marins découvreurs de terres, d'or et d'épices, soldats d'Italie et des Flandres, jésuites missionnaires compagnons d'Ignace de Loyola, l'Espagne prend conscience de ses vertus propres : le Romancero, qui rassemble les poèmes populaires et les vieilles légendes, devient le conservatoire des caractères nationaux – noblesse, galanterie, mais aussi forfanterie et ostentation.
Dans sa période dynamique et militante, l'Espagne préfère la poésie épique, qui exalte les combattants de la foi contre les Turcs ou les conquistadores qui matent les Indiens révoltés, aux romans de chevalerie qui célèbrent les prouesses mythiques des chevaliers errants. Mais les écrivains vont jeter un regard sans complaisance sur une société instable où les traditions féodales se dissolvent dans les pratiques mercantiles et en tirer des conclusions diverses.
Les uns vont dénoncer l'immoralité du monde en traçant l'épopée inverse de héros picaresques qui, d'échec en échec, s'attachent davantage à l'observation des règles de la corruption et du vice qui devraient leur permettre de réussir dans un univers truqué.
D'autres ne perdront pas l'espoir de changer le monde : c'est la folle entreprise de Don Quichotte, qui fait revivre la figure du chevalier redresseur de torts.
D'autres encore chercheront à échapper au monde : la subtilité des intrigues de cour suscitera en contrepartie l'utopie des bergeries et des pastorales ; la violence et la rapacité d'une société suspendue à l'arrivée des galions de la flotte des Indes provoqueront l'aspiration nouvelle vers le royaume qui n'est pas de ce monde : c'est l'extase mystique de Thérèse d'Ávila et de Jean de la Croix.
Le théâtre, enfin, en donnant à travers ses drames, ses comédies et ses « représentations du Saint Sacrement » une vision d'ensemble du monde, résume le génie d'un siècle où l'Espagne a su donner à ses interrogations particulières des réponses universelles.
Faire son chemin dans le monde : l'anti-héros picaresque
Pour comprendre la gestation du monde nouveau, les écrivains espagnols ont inventé le roman, véritable laboratoire d'analyse des transformations sociales. Dans une société en pleine décomposition, dans laquelle les repères traditionnels s'effacent, où les hiérarchies se délitent, où les parvenus font éclater de toute part les cloisons protégeant les castes et les classes, l'écrivain entreprend de saisir les nouvelles lignes de force, les courants porteurs de nouveaux types humains. Pour y parvenir, il va utiliser un « marqueur », un héros capable de traverser toutes les situations et toutes les couches sociales et de révéler ainsi la mécanique du monde.
La confession d'un marginal
Pour suivre les fluctuations d'un univers troublé, il faut une forme fluide, souple : le roman répond parfaitement à ce critère avec son ampleur variable, sa composition indéterminée, son rythme varié, ses sujets sans contraintes. Et, pour s'adapter à toutes les structures, il faut un héros qui n'appartienne à aucune. C'est le cas du pícaro, marginal perpétuel qui tente à tout prix de se faire une place dans la société, qui la parcourt en tout sens par ses mouvements vibrionesques, mais qui ne trouve son lieu nulle part.
L'aventure du héros picaresque dessine en creux le spectacle du monde. Mais elle porte aussi sur ce spectacle un jugement : l'auteur fait parler le pícaro à la première personne, le héros se raconte, mieux, il se confesse. Le récit de ses errements se confond avec l'aveu de ses erreurs. Il ne dévoile ses turpitudes que pour mieux édifier le lecteur, le mettre en garde contre les faux désirs, le rappeler au sens de la réalité.
Morale et romanesque
À l'origine, les intentions sont claires : l'auteur anonyme du Lazarillo de Tormes (1553) semble se placer dans le courant moralisateur de la Contre-Réforme ; son héros n'évoque tous les métiers qu'il a exercés et tous les milieux qu'il a fréquentés que pour mieux mettre en valeur sa sagesse, ou sa résignation, finale. Il établit, du même coup, le portrait-robot du pícaro : un homme de basse extraction, voire de naissance infamante, et dont l'éducation a été négligée, se lance à la découverte du monde ; il trouve un initiateur en la personne d'un individu qui le dupe ; le pícaro passe alors de l'état de trompé à celui de trompeur ; mais, au terme d'un parcours où il aura connu la faim, l'errance, la prison, les succès passagers et les chutes brutales, il dressera un bilan négatif. Mystificateur professionnel, le héros picaresque se livre à la démystification du monde. Dans le théâtre du monde (et le roman picaresque déroule moins une intrigue qu'une succession de tableaux), il ne s'intéresse qu'aux coulisses.
Mais l'addition des crimes peut-elle avoir pour résultat la morale ? Et le héros trouve-t-il, finalement, sa cohérence à travers la multiplicité de ses expériences ?
Le roman picaresque répond par la négative. Le héros de Mateo Alemán, Guzman d'Alfarache (1599-1603), au milieu de ses actes les plus infâmes, ne cesse de pleurer sur ses victimes, d'entendre la messe et de communier : il reste pourri, dans un monde pourri. Condamné aux galères, il trahira un complot de la chiourme ; en récompense, on lui enlèvera ses fers et il sera « libre » d'aller de bâbord à tribord. C'est tout le salaire qu'on peut espérer quand on transgresse les lois divines et les règles sociales.
Même leçon dans la Vie de l'aventurier Don Pablo de Ségovie (1626) de Quevedo. Son pícaro est capable de morceaux de bravoure, de coups d'éclat : il finit toujours par la bastonnade. Dans son Diable boiteux (1641), Vélez de Guevara ira jusqu'à assimiler les savants et les négociants aux vicieux et aux grotesques que son démon Asmodée découvre en soulevant les toits de Madrid.
Roman de l'apprentissage ou roman de l'échec ?
Le roman picaresque enregistre les mutations historiques, économiques et sociales d'un monde déboussolé. Il aura de ce fait une longue postérité : il traduira les traumatismes de la guerre de Trente Ans dans l'Allemagne de Grimmelshausen (Simplicius Simplicissimus, 1669), l'affairisme de la France au seuil de la Régence (Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715, de Lesage), les contradictions de la bourgeoisie anglaise écartelée entre le puritanisme et le capitalisme (Moll Flanders, 1722, de Defoe ; Roderick Random, 1748, et les Aventures de Peregrine Pickle, 1751, de Smollett ; Tom Jones, 1749, de Fielding).
Mais le roman picaresque se présente comme le contraire du « roman de formation », de ce récit qui se développera avec la génération de Goethe et où l'épreuve du monde aboutit à l'épanouissement de la personnalité du héros. Déclassé, le héros picaresque restera inclassable. Ses métamorphoses ne l'auront pas enrichi. Inadapté au monde, il révèle que ce monde ne présente plus aucun ordre qui puisse légitimer une action.
Trouver sa voie hors du monde : berger ou mystique
Lorsqu'on est condamné aux intrigues de cour et à l'expression de sentiments artificiels, on conçoit la vie au contact de la nature comme le domaine de la simplicité, de l'authenticité, de la passion épurée.
Verts pâturages et amours platoniques
C'est ce dépaysement spirituel que cherche déjà dans ses Églogues (1543) Garcilaso de la Vega, empruntant même le chant alterné à Virgile, l'ode à Horace, l'hendécasyllabe aux poètes italiens pour mieux protéger son univers bucolique des vanités et des fureurs de l'Espagne de son temps.
Jorge de Montemayor est moins soucieux du cadre naturel : les bergers de sa Diane (1559) s'occupent moins de leurs troupeaux que de leurs amours, toujours malheureuses. Leurs mutuelles confidences composent un véritable traité des rapports entre la passion sensuelle et l'amour spirituel, qui influencera la société de cour et la littérature européennes pendant deux siècles.
Amour de Dieu et amour courtois
La vie est le chemin de la réalisation de l'individu : les uns le conçoivent comme un parcours jalonné de plaisirs éphémères ; les autres en font la voie vers un but unique, l'amour qui dure éternellement et ne déçoit jamais.
Saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d'Ávila sont tous deux possédés de Dieu. Ils proposent à l'homme trompé par les mensonges des relations mondaines d'entrer dans un rapport exclusif avec la vérité par l'intermédiaire du Christ. La Nuit obscure (1579) et le Cantique spirituel (1584) de Jean, le Chemin de perfection (1583) et le Château intérieur (1588) de Thérèse fondent les images bibliques en un style marqué par le pétrarquisme et l'amour courtois. La lumière divine ne parvient qu'au terme d'une nuit conçue comme un passage des ténèbres de l'esprit à l'illumination du cœur. L'intimité avec le Christ s'obtient par l'oraison, prière qui va au cœur des mots pour Jean de la Croix, et au-delà des mots pour Thérèse d'Ávila. Mais chez tous les deux il n'est question que d'amour, ce qui situe bien l'expérience mystique aux antipodes de l'aventure picaresque.
Représenter le spectacle du monde
Dans une période d'effervescences et de doutes, le théâtre a constitué en Espagne le creuset où s'est fondue la culture nationale.
Le théâtre simulateur du monde : Lope de Vega
Outre des poèmes, des essais, des romans, Lope de Vega (1562-1635) a revendiqué la paternité d'environ 1 500 pièces. La critique moderne en reconnaît 179 pour authentiques : drames historiques (la Belle Esther, 1610), comédies héroïques (le Dernier des Goths, 1617 ; les Célèbres Asturiennes, 1623), comédies de mœurs surtout (l'Alcade de Zalamea, 1600 ; la Nuit de Tolède, 1612 ; Peribañez et le commandeur d'Ocaña, 1614 ; le Chien du jardinier, 1618 ; Font-aux-cabres, 1618 ; Aimer sans savoir qui, 1630 ; le Châtiment sans vengeance, 1634 ; Le meilleur alcade c'est le roi, 1635 ; le Cavalier d'Olmedo, publié en 1641).
Lope de Vega fait appel à toutes les sources et à tous les sujets : la mythologie, la Bible, l'histoire antique, le passé national, le roman de chevalerie, les fables orientales, les nouvelles italiennes, les vies de saints, les chansons populaires, les grandes questions de politique contemporaine, les petits faits de la vie paysanne ou urbaine. Tout cela, Lope de Vega en a fait l'aliment de la conscience naissante d'une nation, aussi prompte à s'enflammer qu'à désespérer, orgueilleuse de ses succès mais inquiète de l'avenir.
Le théâtre de Lope de Vega véhicule ainsi un bon sens commun : sexes et classes sociales ne cesseront jamais de se combattre et de se réconcilier ; l'homme sera toujours à la fois avide de vanités et de vérités ; les fautes, au fond, ne sont que des erreurs ; l'honneur, chose en Espagne mieux partagée que le pain, est l'incarnation même du courage et de la courtoisie, du goût du risque et du respect des règles sociales.
Inventeur de langages dont se dégagea un espagnol commun, élégant sans préciosité et vigoureux sans vulgarité, Lope de Vega a cherché à réconcilier toute une génération en invitant chacun de ses représentants à monter sur la scène pour faire rire, à tour de rôle, à ses dépens. De ce tour de force, l'Espagne a toujours gardé la nostalgie.
La vie est un songe : Calderón
La mort de Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) marque la fin du Siècle d'or.
La carrière dramatique de Calderón comprend elle-même trois périodes : après avoir fait jouer pour la jeunesse dorée de Madrid des comédies de cape et d'épée (Aimable Fantôme, 1629), il entreprend l'analyse de conflits moraux et de débats spirituels (le Médecin de son honneur, 1635 ; À secret outrage, vengeance secrète, 1637 ; le Magicien prodigieux, 1642) ; puis, lorsqu'il n'écrit plus que pour la Cour, il crée sur des thèmes mythologiques ou chevaleresques une sorte d'opéra dont le livret est une comédie psychologiquement et scéniquement élaborée (Écho et Narcisse, 1661).
Mais les trois moments de ce théâtre reposent sur une vision du monde unique : la vie est un conflit qui ne trouve sa raison et sa solution que dans l'au-delà ; le monde n'est fait que d'apparences dont joue la Providence pour la plus grande gloire de Dieu (La vie est un songe, vers 1636). Or, si la vie n'est qu'un rêve, le théâtre n'est lui-même qu'illusion : la vérité est ailleurs, dans la Dévotion à la Croix (vers 1633).