George Gordon, lord Byron
Poète britannique (Londres 1788-Missolonghi 1824).
Introduction
… je suis comme une algue,
Arrachée du rocher, pour naviguer sur l'écume de l'océan
Partout où déferle la houle, et souffle la tempête…
(Childe Harold's Pilgrimage)
Prédestination et péché : Manfred
Si Shelley représente chez les romantiques anglais l'émanation de l'idéalisme, Byron en a été, et volontairement, celle d'un certain satanisme, qu'on a d'ailleurs coutume d'appeler, aujourd'hui, byronisme. Il pourrait sembler étrange à propos d'une personnalité aussi peu conformiste d'évoquer Bunyan et le puritanisme. Il rejoint pourtant l'un et l'autre en profondeur par le sentiment instinctif qu'il a de la prédestination et par la hantise du péché, dont Manfred (1817) nous apparaît comme le symbole. Chez Byron, la prédestination prend le sens de destin hors du commun ; le péché, de provocation. Débauche, prodigalité du côté paternel, instabilité, violence de caractère chez sa mère constituent l'essentiel de son héritage atavique. Il se plaît, dans Hours of Idleness (Heures de loisir, 1807), à chanter à la manière ossianique la gloire de ses prestigieux ancêtres écossais qui, par la branche maternelle, l'apparentent aux Stuarts et feront de lui un lord et pair d'Angleterre dès l'âge de dix ans. Toutes les données sont en place pour que se forge le mythe entretenu par l'auteur en personne qui compose sa vie comme un poème. De bonne heure, il multiplie les frasques, le paradoxe, le faste baroque. Boiteux des suites d'un accident de naissance, il fait de sa claudication un pied bot, ce qui donne plus de panache tout au long de sa vie à ses excentricités sportives : folles chevauchées, traversée à la nage de l'Hellespont, du Tage ou des canaux de Venise. Tel Childe Harold, riche, saturé de plaisirs et blasé, il se lance dans de longs voyages. Tour à tour le Portugal, l'Espagne, l'Italie, l'Albanie, la Grèce et la Turquie le parent du prestige de l'exotisme auprès de ses contemporains longtemps confinés dans les brumes anglaises par le Blocus continental. Le péché, pour lui, doit être à la hauteur de son personnage. Grand, éclatant, défiant le monde et Dieu, horrible. Il ne saurait être routinier, il lui faut du rare. Son amour incestueux pour sa demi-sœur Augusta, sa conduite pleine de cynisme à l'égard de sa femme ressortissent à cette attitude théâtrale et au goût de la démesure qu'on va retrouver chez ses héros.
Orgueil et rébellion : Caïn
Ces héros sont en quelque sorte négatifs ou, plus exactement, on les voit comme l'ombre de héros à qui le destin a refusé lumière et pureté. Ils s'élèvent au-dessus du vulgaire non par l'éclat de leurs mérites, mais par l'horreur de leurs crimes. Vertu pour eux se dit orgueil, et la force de leur caractère s'affirme uniquement dans l'obstination. Tels Caïn, ils sont de perpétuels rebelles. À partir de 1813, on verra naître un à un ces farouches personnages, dont le remords est à la dimension du crime, ou de la vengeance. The Giaour (1813), sombre, mystérieux, désespéré ; Lara (1814), poursuivi par on ne sait quelle vengeance, stoïque et méprisant ; Conrad (The Corsair, 1814), le plus insensible de ces animaux humains « de la grande espèce » qui boivent avec une furieuse délectation le poison que la vie semble uniquement distiller à leur intention. Tous, avec Manfred, avec Werner (1822), dans leur singularité, plus que des frères, constituent en fait une image nouvelle du poète se formant et se défaisant au souffle de ses passions et au rythme des épisodes de sa vie agitée. La fatalité qui pèse sur eux est la sienne, qu'il imagine tissée avec ses jours. L'orgueil qui les habite est son orgueil, et la solitude où ils s'enferment n'est que celle de sa réserve hautaine. Car le prodigieux metteur en scène ne se berce pas de rêves. Si son moi lui échappe, la lucidité ne l'abandonne jamais. Il ne s'illusionne ni sur la constance des thuriféraires, ni sur la sincérité de l'indignation de ceux qui clament au scandale. Il est las des femmes qui rêvent de l'enchaîner. Il se dresse contre les hommes : les politiciens, bassement calculateurs, incapables de s'enthousiasmer pour une noble cause, un grand idéal ; ceux, moralistes tartuffes, qui ne s'en prennent à son Cain (1821), rebelle contre la divinité aveugle, que pour assouvir leurs rancunes, sous couvert de défendre les principes de la foi et des bonnes mœurs ; contre tous les hommes de lettres aussi, qu'il accuse, à l'ombre de Wordsworth ou d'un Southey, de se faire les « niveleurs » de la littérature nationale, parce que incapables d'atteindre à la grandeur des écrivains du passé.
Scepticisme et raison : don Juan
On voit en maints endroits de son œuvre, sous le brillant du romantisme, transparaître le fonds solide de son appartenance au classicisme, qu'il défend en la personne de Pope. À côté du sataniste, du rebelle, se dessine un autre aspect de Byron, non moins provocant- car le goût de se singulariser ne le quittera jamais-, mais sans doute plus sincère et plus profond par les qualités du cœur. Romantique, il le fut certainement plus par caractère, incapable de supporter la contrainte d'une routine moralisante, par le personnage qu'il s'était forgé, que par tempérament littéraire. Ainsi, son amour de la nature, s'il fut sincère, n'eut rien de commun avec celui de Wordsworth ou de Shelley, ou même d'un Chateaubriand. La nature qu'il aime est à la mesure de sa démesure et vue au travers d'un triomphant égocentrisme. L'admirable peinture qu'il fait du Rhin, des Alpes sauvages, du Léman (Childe Harold's Pilgrimage), des lacs et des montagnes (Prisonner of Chillon, 1816), des glaces éternelles de la Jungfrau (Manfred), et dont le couronnement lyrique figure dans l'hymne lancé au pied du Parnasse, correspond à des sentiments et des élans exceptionnels. Il n'y a que devant cette grandeur que l'âme de Byron puisse trouver l'apaisement. Il ne lui demande pas un refuge mystique où rencontrer le divin. Il ne la scrute pas à la recherche d'un langage pour nous intelligible, d'un enseignement. Il ne la regarde pas non plus comme une fresque magnifique, mais, essentiellement, comme une entité grandiose où il se reconnaisse. On comprend mieux qu'il prenne ses distances avec les romantiques de son temps et les méprise, excepté peut-être Shelley, dont la vision du monde est la seule à lui avoir imposé le respect. La querelle avec les « coteries » anticlassiques s'envenima à propos de ses drames, Marino Faliero (1821), The Two Foscari (1821), écrits dans la plus stricte orthodoxie. Mais le chef-d'œuvre d'esprit classique (non dans la composition, mais dans le fond), celui où l'on retrouve l'optique d'un Voltaire et la satire d'un Pope, reste Don Juan (1819-1824). L'œuvre, « dont l'intention est d'être doucement ironique sur toute chose », suscita comme il l'avait prévu de féroces critiques, mais c'est de loin celle qui présente le plus d'intérêt pour le lecteur moderne, que ne touche plus guère le héros romantique. Les aventures pleines de fantaisie que traverse don Juan, jeune hidalgo voyageant dans l'Europe du xviiie s., donnent à Byron l'occasion de déployer sa verve caustique déjà manifestée dans English Bards and Scotch Reviewers (Bardes anglais et critiques écossais, 1809) ou encore dans The Vision of Judgement (1821). Les personnages les plus divers se pressent dans ses « chants ». Tous les sujets y sont abordés. Le vers, solide, la strophe spenserienne et le ton, tour à tour léger ou grave, confèrent à la satire une rare force de pénétration, en particulier dans les derniers chants quand il s'attaque à la société anglaise et aux hypocrites en religion.
Grandeur et renoncement : Sardanapale
Dans un monde conservateur, Byron prend le parti de la liberté. Il s'insurge contre la tyrannie et les guerres de conquête aussi bien dans Marino Faliero que dans Sardanapalus (1821), où il va préciser son idéal philosophique. C'est celui d'un potentat raffiné qui, ayant goûté à tous les plaisirs, garde assez de courage et de probité intellectuelle pour atteindre au parfait détachement du monde qu'il quitte. Cette philosophie superbe, qui n'est pas à la portée du vulgaire mais ne manque ni de grandeur ni de noblesse, Byron la fera sienne quand sera venue l'heure de mettre une touche finale à l'image léguée à la postérité. Après s'en être pris aux maîtres de l'Europe peu enclins à intervenir en faveur de la Grèce soumise à l'oppression turque (The Age of Bronze, 1824), il s'engagera jusqu'au bout pour défendre la terre des héros et des dieux, et cette cause « insensée » lui permettra de quitter la scène de son siècle de la seule manière qui soit digne de lui. Le byronisme s'enrichit d'une nouvelle dimension, non plus simplement celle du satanisme. Le poète s'inscrit dans la légende comme l'incarnation première d'un certain mal de vivre, plus tragique que celui de Chateaubriand. Il est rejoint alors par tous les écrivains modernes atteints du dégoût d'une vie trop matérielle, essayant de secouer la contrainte des vieilles règles et qui n'ont vu d'autre issue à leur piège que dans la générosité du sacrifice total, du repli hautain ou de la violence négatrice.