Luis Buñuel
Cinéaste espagnol naturalisé mexicain (Calanda, Aragon, 1900-Mexico 1983).
Les premières expériences
Inscrit au collège des Jésuites de Saragosse, puis étudiant à l'université de Madrid, Luis Buñuel est un élève éclectique et brillant, qui s'intéresse à la fois aux sciences et aux lettres – il est très attiré par la musique, l'histoire des religions et l'entomologie –, et un sportif – il tâte de la boxe. C'est aussi déjà un passionné de cinéma : en 1920, il fonde le premier ciné-club espagnol. Il se lie d'amitié avec Federico García Lorca, R. Gómez de la Serna, Rafael Alberti, J. Ortega y Gasset et Jorge Guillén, et suit de très près les divers mouvements européens d'avant-garde.
La rencontre avec le groupe surréaliste
En 1925, il vient à Paris, écrit des articles, fréquente le groupe surréaliste, devient l'assistant de Jean Epstein et met au point avec le peintre Salvador Dalí le scénario d'un film qui va faire l'effet d'une bombe. Un chien andalou (1928) obtient, en effet, un grand succès de scandale, ce qui n'est apparemment pas du goût de son auteur, qui déclare être victime d'un malentendu : « Que puis-je contre les fervents de toute nouveauté, même si cette nouveauté outrage leurs convictions les plus profondes, contre une presse vendue ou insincère, contre cette foule imbécile qui a trouvé beau et poétique ce qui au fond n'est qu'un désespéré, un passionné appel au meurtre. » Le film est une totale provocation : il se veut surréaliste et fait appel successivement à l'inconscient, au hasard, à la gratuité, à l'absurde, à la métaphore poétique, à la correspondance psychanalytique. Mais le succès du film n'est pas le fait du seul snobisme. D'autres jeunes gens n'hésitent pas à clamer leur enthousiasme. Ainsi Jean Vigo, qui déclare : « Un chien andalou est une œuvre capitale à tous les points de vue : sûreté de la mise en scène, habileté des éclairages, science parfaite des associations visuelles et idéologiques, logique solide du rêve, admirable confrontation du subconscient et du rationnel. » L'Âge d'or, réalisé en 1930 grâce au mécénat du vicomte de Noailles, fait tout pareillement scandale. Mais là certains spectateurs furieux ne se contentent pas de siffler : le Studio 28, qui présente le film, est saccagé par des commandos fascistes et antisémites. Le film est interdit, ce qui ne saurait, bien au contraire, refréner les éloges d'André Breton : « Voilà une œuvre qui demeure à ce jour la seule entreprise d'exaltation de l'amour total tel que je l'envisage. »
L'éclipse américaine
En 1931, la république est proclamée en Espagne. Buñuel rentre dans son pays et réalise Las Hurdes (Terre sans pain), un « essai cinématographique de géographie humaine sur une région stérile et inhospitalière, où l'homme est obligé de lutter heure par heure pour sa subsistance ». Ce document, conçu comme un reportage et une enquête, est en fait un violent cri de révolte contre les effroyables conditions d'existence de certaines populations socialement « rejetées ». Après ce vigoureux pamphlet, on était en droit d'attendre d'autres œuvres de contestation de la part de quelqu'un qui avait fait une entrée si fracassante dans le monde du cinéma, mais Buñuel va décevoir ses plus fidèles partisans. Pendant une vingtaine d'années, son destin prendra une curieuse tournure. Buñuel effectuera à Paris des travaux de doublage pour la firme Paramount, retournera en Espagne superviser des coproductions pour la Warner Bros, deviendra producteur de films, partira pour les États-Unis, puis pour le Mexique, où on lui fait réaliser des comédies légères et des drames à succès. Il avouera plus tard lui-même : « Évidemment, j'ai dû faire de mauvais films, mais toujours moralement dignes. »
En Europe, beaucoup ont appris à oublier l'enfant prodige quand, en 1950, sort sur les écrans un film mexicain intitulé Los olvidados. Celui-ci est signé Luis Buñuel. La critique internationale, en soulignant les mérites du film, insiste sur la résurgence d'anciens thèmes bunuéliens, comme l'onirisme et la cruauté, et prédit une nouvelle carrière éclatante à un réalisateur qui semble retrouver un rythme régulier de production. Tous les films qui suivent Los olvidados ne sont pourtant pas des chefs-d'œuvre, mais, dans la Montée au ciel (1951), Robinson Crusoé (1952), El (1953), la Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) ou la Mort en ce jardin (1956), on retrouve des éléments intéressants qui permettent de compter Buñuel parmi les metteurs en scène les plus importants des années 1950.
En lutte contre les tabous de la société bourgeoise et de la morale traditionnelle
Trois films, Nazarin (1958), Viridiana (1961) et l'Ange exterminateur (1962), vont combler les espérances des « bunuéliens » et détruire les dernières réticences de ceux que le souvenir de l'Âge d'or obsédait trop pour pouvoir apprécier objectivement un cinéaste parfois curieusement assez peu inspiré (notamment pour Cela s'appelle l'aurore [1956], tourné en France, et pour La fièvre monte à El Pao [1959], qui fut le dernier film de Gérard Philipe).
Nazarin, âprement discuté, fait rebondir la querelle d'un Buñuel chrétien ou athée. Viridiana, tourné en Espagne, obtient la palme d'or au festival de Cannes de 1961 et suscite certains remous dans le pays natal de l'auteur, où la censure l'interdit bientôt, ce qui oblige Buñuel à revenir au Mexique pour entreprendre l'Ange exterminateur.
On retrouve dans ces trois films le style bunuélien dans ses paroxysmes les plus séduisants. Usant de la palette mordante d'un Goya, Buñuel ne cesse d'attaquer une société bourgeoise, toujours étudiée et critiquée dans ses rapports proches ou lointains avec le christianisme. Il est satirique avec humour, un humour toujours noir, n'hésite pas à pousser la cruauté jusqu'aux approches du sadisme, crée un monde de malaise et d'étrangeté par l'emploi obsessionnel d'objets fétiches, attaque avec une joyeuse férocité le conformisme social et l'aliénation religieuse.
Après avoir tourné en France le Journal d'une femme de chambre (1964) [d'après Octave Mirbeau et avec Jeanne Moreau dans le rôle principal] et Belle de jour (1967) [d'après Joseph Kessel], qui remporte le grand prix du Festival de Venise, Buñuel annonce qu'il abandonne le cinéma. Mais, revenant sur sa décision, il réalise en 1968 la Voie lactée, en 1969 Tristana (d'après Benito Pérez Galdós), en 1972, Le Charme discret de la Bourgeoisie, en 1974 Le Fantôme de la liberté et en 1977 Cet obscur objet du désir. Sollicité, célébré (un Oscar en 1972), il n'en reste pas moins insaisissable, déroutant, irréductible, un esprit libre, unique qui n'a jamais renié ses convictions les plus profondes : « Je suis contre la morale conventionnelle, les fantasmes traditionnels, le sentimentalisme, toute la saleté morale de la société. La morale bourgeoise est pour moi l'antimorale, parce que fondée sur de très injustes institutions, la religion, la patrie, la famille et autres piliers de la société », ni sa foi à l'égard du cinéma : « Il suffirait que la paupière blanche de l'écran puisse refléter la lumière qui lui est propre pour faire sauter l'univers. Mais, pour le moment, nous pouvons dormir tranquilles, car la lumière cinématographique est sûrement dosée et enchaînée. Le cinéma est une arme magnifique et dangereuse si c'est un esprit libre qui le manie. » Et lorsqu'il avoue par boutade : « Je suis toujours athée, grâce à Dieu », ne cherche-t-il pas à déguiser ce qui peut apparaître comme l'une des clefs de son œuvre ?